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vendredi 25 janvier 2019

Le Temps perdu

Décrivez le monde où vous vivez en insistant sur ses aspects les plus pittoresques.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2013. Il a été réalisé par Rodolphe (scénario, de son vrai nom Rodolphe Daniel Jacquette), Vink (dessins et couleurs, de son vrai nom Vinh Khoa), et Cine (couleurs, l'épouse de Vink). Il comprend 56 pages de bande dessinée en couleurs. Il se termine par 12 pages d'études graphiques allant du croquis à l'illustration peinte en double page, et par un court texte de remerciements rédigé par Vink. Ce dernier est également l'auteur de la série Le moine fou et de sa suite Les voyages de He Pao.

Guillaume Romain est un auteur de bande dessinée, en train de revenir au volant de sa voiture, du Salon de Cursac, un festival de bande dessinée. En ce dimanche soir, la route lui semble encore trop longue pour terminer son voyage, et il décide de s'arrêter à une auberge appelée Le temps perdu. Il est accueilli par l'hôtelière Marie Brune, à qui il demande une chambre. Elle lui tend les clés de la numéro 11, avec douche et WC. Guillaume Romain monte à l'étage et ouvre la porte. Il éprouve une vague impression de déjà-vu. Il pose son sac et se dirige vers la salle de bain pour se laver les dents. Il passe devant une gravure intitulée La pays du temps perdu, qui montre un bûcheron tenant une hache levée et s'apprêtant à cogner un tronc, dans une forêt. En tant que dessinateur, Guillaume Romain apprécie la composition de la gravure et la touche du doigt. Il se retrouve aspiré à l'intérieur de la gravure, se tenant dans la forêt, à côté du bûcheron qui lui adresse la parole. Guillaume lui demande où il peut se diriger ; le bûcheron lui indique la direction du bourg et lui confirme qu'ils sont bien dans une gravure.


Le bûcheron est bien content de pouvoir poser sa hache ; Guillaume Romain se met en marche vers le bourg. Il croise un garçon assis sur une branche, essayant de trouver des éléments pittoresques dans ce qui l'entoure pour faire sa rédaction. Il s'appelle Yoyo. L'adulte et l'enfant décident de faire chemin ensemble vers le bourg. Le garçon demande à Guillaume de se taire car il a entendu un groupe de soldats devant eux. Le garde champêtre indique aux 4 soldats, 3 autres soldats qui sont en train de sortir de terre. Les quatre premiers aident les autres à s'extirper de la terre et à se nettoyer. Le sergent Plume prend leur tête et commence à marcher au pas, en levant bien haut la jambe. Guillaume et Yoyo sortent du bois et arrive à proximité du bourg. Ils entendent des notes de musique. Il s'agit du colporteur qui joue de la vielle, des notes vertes et bleues. Yoyo indique à Guillaume de se boucher les oreilles car ces notes ravissent et ensorcellent, ce qui lui permet de voler les enfants, de les emmener et de les revendre à l'autre bout du monde. Un garçon et une fillette qui jouent dans le jardin tombent sous le charme des notes, et suivent le colporteur en changeant de couleur, lui en bleu, elle en vert.


Le lecteur peut aussi bien être attiré par le scénariste à la carrière impressionnante, que par le dessinateur à la sensibilité remarquable, que par le programme du titre ou de la couverture. Dès le départ, les auteurs proposent une mise en abîme, avec la mise en scène d'un personnage principal, lui-même auteur de bandes dessinées. La situation banale de la nuit d'hôtel bascule dès la page 5 dans la situation fantastique où Guillaume Romain peut pénétrer dans le monde des gravures, demandant une suspension consentie d'incrédulité au lecteur. Sous réserve qu'il accepte d'y consentir, l'intrigue se révèle charmante, facile à suivre. Guillaume Romain est fasciné par ces gravures, et par ce qu'il découvre en accompagnant Yoyo. Ces séquences à l'intérieur des gravures se parent d'onirisme, qu'il s'agisse des soldats en train de pousser en terre, ou de l'arrachage d'une maison. Le lecteur y repère facilement des allusions à des contes, comme le joueur de flûte de Hamelin, ou la belle figure de proue d'un navire de pirates. Mais ces contes sont comme gauchis, avec un déroulement ou une fin bizarre et non-conforme à la forme classique. Certaines séquences reposent sur des caractéristiques macabres, telles les photographies de Ciao qui révèlent les individus dont la mort est proche, où le conteur dont la cervelle se vide et qui se creuse littéralement la tête pour chercher des traînées d'histoires, des lambeaux de rêves, dans une image littérale assez dérangeante.


Il est vraisemblable que le lecteur comprenne le fin mot de l'histoire assez rapidement, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier cette bande dessinée. S'il est tombé amoureux des pages de Vink dans la série Le moine fou, il hâte de retrouver cet artiste. Si son regard a été arrêté par la couverture, il a feuilleté la BD et il a pu constater que les pages intérieures présentent un même niveau de qualité. Vink dessine dans un registre descriptif et réaliste, avec un détourage léger des différentes formes, un trait discret noir ou brun. Les formes ainsi détourées sont ensuite nourries par la peinture de Cine qui vient elle aussi représenter les éléments, comme une technique de couleur directe. Cette technique de représentation marie la précision des traits encrés, avec la richesse de la peinture. L'intégration des traits et de la peinture atteint un niveau fusionnel qui fait que le lecteur ne peut imaginer à quoi ressemblerait une case sans la peinture ou sans les traits.


Dans la postface, Vink précise qu'il a dessiné les personnages d'après des modèles et le lecteur peut constater la cohérence parfaite des traits de leur visage tout du long de la bande dessinée, ce qui leur donne une forte personnalité visuelle. L'artiste a choisi une approche naturaliste, avec des gestes posés pour les différents protagonistes, des expressions variées et nuancées, des tenues vestimentaires réalistes et différentes suivant les occupations. Certains des personnages dans le monde des gravures présentent des caractéristiques sortant plus de l'ordinaire, à commencer par les étranges soldats qui poussent comme des champignons, Beau qui semble souffrir de nanisme, la silhouette déformée du plus grand conteur de tout le pays et son habit de ménestrel, ou encore Rose et sa forte poitrine. Pour tous, le lecteur apprécie l'impression de vie qui se dégage d'eux, la manière dont la couleur directe apporte des reliefs à leurs vêtements, la texture de la peau, leur langage corporel.


La première page commence par une case de la largeur de la page, montrant un panoramique d'une grande zone herbue, avec un village dans le lointain, et quelques arbres. L'attention du lecteur est également retenue par les belles couleurs ciel. Il y a visiblement de longues bandes de nuages éthérés qui retiennent les derniers rayons du soleil, avec des teintes jaune, orangée, violette. Vink & Cine n'appliquent pas des teintes vives ou agressives, mas des teintes pastel, l'aquarelle s'avérant parfaite pour rendre compte des nuances délicates. Dans une case en dessous sur la même page, le ciel a viré vers des teintes plus violettes, attestant de la diminution de la luminosité. S'il y est sensible, le lecteur peut alors prêter attention aux différents rendus du ciel au fil des séquences : un beau ciel bleu de printemps en page 8, un ciel dans une nouvelle teinte de violet en page 13, un ciel bleu avec des nuages plus consistants dans un nouveau panorama en page 18, un ciel menaçant d'orage en page 24, un ciel étoilé en page 40, un ciel d'été en page 58.


Vink représente les différents environnements de manière réaliste. Le lecteur éprouve l'impression de repérer l'hôtel et d'y pénétrer avec Guillaume Romain, de regarder l'accueil, la chambre, les gravures, etc. Il regarde les différentes façades de maisons et de bâtiments, que ce soit l'alignement dans la rue où habite Romain, ou celles du village dans la première gravure. L'artiste sait aussi bien décrire une chambre d'hôtel, qu'une chambre noire, ou une salle aménagée pour un banquet de mariage. Vink & Cine sont encore meilleurs pour transcrire l'impression qui se dégage des environnements naturels. Guillaume Romain avance dans un sous-bois, avec de très belles couleurs pour les feuillages, le ruisseau, les feuilles tombées au sol, etc. Un peu plus loin (en page 18), il pique-nique avec Yoyo et Beau, et le lecteur s'installerait bien à leurs côtés, sur l'herbe accueillante, à l'ombre d'un bel arbre, avec une vue dégagée sur le village. Vers la fin, Guillaume Romain est train de passer la débroussailleuse, et le lecteur peut identifier les différentes plantes formant la végétation. Il constate aussi que Vink n'a pas oublié d'équiper Guillaume avec ses équipements de protection individuelle.


Le lecteur se laisse gentiment emmener dans ce récit sur le temps perdu, celui que Guillaume Romain perd en voyageant dans les gravures, et bien sûr celui qu'il retrouve. Il se laisse prendre au jeu des contes un peu bizarres et décalés pour essayer de comprendre la métaphore. Il prend plaisir à côtoyer ces personnages bienveillants et constructifs. Il ne sait trop comment réagir quand l'auteur explicite chaque séquence onirique à la fin tome, partagé entre la découverte de la solution qui lui indique s'il avait bien deviné, et une pointe de regret à voir ainsi l'onirisme s'évanouir au profit du réel. Par contre, il a pu se plonger dans des endroits pleinement matérialisés, avec une sensibilité d'artiste pour les décrire, et assister à une forme de remémoration très plaisante. 4 étoiles pour un lecteur venu chercher une histoire plus consistante, ou une étude de caractère. 5 étoiles pour un lecteur plus sensible à la poésie et la beauté de la narration visuelle.



jeudi 17 janvier 2019

Caroline Baldwin, tome 6 : Angel Rock

Ce n'est pas pour mourir que je pense à la mort, c'est pour vivre. - André Malraux

Ce tome fait suite à Caroline Baldwin, Tome 5 : Absurdia (1999) qui contient une révélation sur l'état de santé de Caroline Baldwin. La première édition date de 2000 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T2: Volumes 5 à 8. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel.

Dans une petite ville de montagne en Amérique du nord, Caroline Baldwin est en train d'écluser des verres de Jack Daniel's au bar. L'horaire de fermeture arrive, et Doug (le barman) lui indique qu'il est temps qu'elle rentre chez elle. Elle essuie les larmes qui lui coulent des yeux, et sort. Elle marche seule dans la neige qui s'est mise à tomber, sans croiser âme qui vive dans les rues. Elle souffle sur ses mains pour les réchauffer. Elle arrive à son hôtel : un train dont les wagons ont été reconvertis en chambre. Elle rentre dans la sienne et sort son pistolet de son sac, met une balle dans le barillet. Après un moment d'attente, elle met le canon du revolver dans sa bouche, alors que des larmes coulent sur ses joues, et que la neige continue de tomber à l'extérieur. Le lendemain, un hélicoptère survole le village et les montagnes avoisinantes. 3 voitures de police font leur entrée dans la ville, les feux à éclat en action, bientôt suivies par une ambulance.

Dans sa chambre, Caroline Baldwin dort d'un sommeil lourd, après avoir éclusé une bouteille supplémentaire de Jack Daniels et s'être endormie en écoutant Only trust your heart (1995) de Diana Krall. Le jour s'est levé avec un beau soleil. Un homme d'une cinquantaine d'années approche de son wagon, et toque à sa porte. Il apporte une lettre à Caroline Baldwin, qu'il lui remet. Elle la prend et se rend au bar. Chemin faisant, en marchant dans la neige fraîche, elle remarque l'hélicoptère dans le ciel, et elle voit les policiers regroupés autour d'une des voitures en train de consulter une carte étalée sur le capot. John Logan (un guide de montagne) a emmené un jeune touriste de New York (Steve Rodwell) pour une randonnée. Une avalanche les a surpris et a emporté Steve. Les recherches ne donnent rien et s'arrête du fait des risques. Slim Rodwell, le père de Steve, arrive deux jours plus tard et insiste pour partir continuer les recherches, seul s'il le faut.


André Taymans avait terminé le tome 5 sur une grosse révélation qui avait des implications personnelles vitales pour Caroline Baldwin. Pour ce sixième tome, il ne continue pas l'enquête du tome précédent, mais il s'agit quand même d'une forme de suite puisque l'état de santé est au cœur de l'état d'esprit de l'héroïne et de son comportement. Elle obtient donc la confirmation de son infection en début de cette histoire. L'auteur structure sa série comme une suite d'enquêtes menées par son héroïne, développant une continuité. Il prend le contre-pied de la blessure héroïque car elle est devenue séropositive suite à ses relations sexuelles, indépendamment d'une enquête ou d'une aventure. En 2000, il s'agissait d'une démarche novatrice, assez courageuse. Le portrait brossé de Caroline Baldwin dans les tomes précédents montrait déjà un naturel porté à la déprime, une personne préférant souvent la solitude, prête à se mettre en danger pour conclure une enquête, ayant une consommation d'alcool de type compulsive, sans pour autant être saoule au point de ne plus pouvoir marcher. Son jeu malsain avec son revolver chargé n'est pas une exagération dramatique, par rapport à ce que le lecteur sait déjà de son caractère. Il sait que c'est sa manière de se confronter à la réalité de ce qui lui arrive.


André Taymans fait preuve d'une autre forme de courage en entamant son récit par une citation d'André Malraux (1901-1976), extraite de La voie royale (1930), où le personnage principal ressent la présence de la mort qui voyage avec lui. Il enchaîne ensuite avec 6 pages muettes sans texte, une prise de risque vis-à-vis du lecteur de BD lambda qui préfère que les pages ne se lisent pas en trente secondes. Il y a encore 2 pages muettes par la suite. S'il a suivi la série depuis le début, le lecteur n'est pas très surpris car l'auteur est coutumier des pages muettes pour faire ressortir la beauté d'un paysage naturel ou urbain. Ici le propos est un peu différent car il s'agit de faire apparaître l'état d'esprit de Caroline, et de livrer les premières informations sur l'accident. Le résultat est superbe : le lecteur ressent de plein fouet la détresse et la solitude de Caroline, tout en observant dans quel endroit elle a trouvé refuge, faisant ainsi un peu de tourisme dans cette petite ville. La qualité narrative de Taymans est tout autant visible quand il montre l'hélicoptère et l'arrivée de police. En une page sans un mot, le lecteur a compris qu'il se passe quelque chose d'anormal qui nécessite l'intervention des forces de l'ordre. La page muette suivante met à nouveau Caroline face à son arme à feu dans sa chambre. En établissant la comparaison entre cette page et celle d'avant avec une situation similaire, le lecteur peut en déduire l'évolution l'état d'esprit du personnage, tout en constatant que rien n'est réglé.


Enfin avec la planche 22, le lecteur accompagne Caroline Baldwin et Slim Rodwell à bord de leur canoë, alors qu'il progresse sur la rivière pour se rendre au point de départ de leur randonnée de recherche. Comme à son habitude, André Taymans réalise des dessins de nature descriptive, avec des contours simples, sans rien sacrifier en précision de ce qu'il décrit. Il ne se contente pas d'une forme générique pour les rochers, mais reproduit la découpe correspondant à ce type de roche. Il montre le clapotis de l'eau, différent en fonction de la force du courant et de l'endroit de la rivière. Bruno Wesel utilise une teinte entre bleu et vert avec une touche de jaune pour rendre compte de la limpidité de l'eau. Les tenues vestimentaires des 2 randonneurs permettent de se faire une bonne idée de la température ambiante. Le lecteur retrouve le plaisir de marcher en montagne dans les planches 24 & 25. Il sent son souffle devenir court alors que Slim Rodwell et Caroline Baldwin doivent s'aider des mains pour gravir une pente rocailleuse abrupte. Il observe leur équipement et leur progression précautionneuse alors qu'ils avancent sur un glacier. L'auteur apporte à nouveau une dimension touristique tant urbaine que naturelle très dépaysante, faisant vraiment voyager le lecteur, sans tomber dans les clichés touristiques.


André Taymans représente les personnages de manière naturaliste, sans exagérations corporelle. Il prend soin de les doter de tenues adaptées aux conditions climatiques, à leur niveau de revenu, et à leurs activités (le lecteur peut admirer les crampons à glacier s'il le souhaite). S'il y fait attention, il se rend compte que l'artiste s'implique dans les menus détails. Par exemple, Caroline Baldwin porte 3 anneaux à l'oreille droite en début et en fin de récit, en ville : par contre elle les a enlevées pour la randonnée en montagne. Comme dans les tomes précédents, le dessinateur privilégie une direction d'acteurs de type naturaliste, sans exagération des mouvements, avec un registre d'expressions de visage un peu limité, mais assez nuancées pour montrer l'état d'esprit de chaque personnage, combinée avec sa posture et ce qu'il dit. Le lecteur a donc l'impression de regarder des personnes comme si elles étaient à côté de lui, sans accès particulier à leur psyché ou à leurs émotions. Dans ce tome, il a choisi de ne pas montrer Caroline Baldwin nue. Le lecteur prend donc grand plaisir à côtoyer Caroline Baldwin, à la voir lutter contre ses démons intérieurs, à la voir décider d'agir pour laisser ses émotions décanter par elles-mêmes. Taymans donne d'autres indications quant à son état d'esprit avec la liste d'albums recommandés en dernière page : Both sides now (2000) de Joni Mitchell, All for You (1996) de Dina Krall, Nat King Cole trio 1919-1965, Rhapsody in blue (1924) de George Gershwin (1898-1937), et Midnight In The Garden Of Good And Evil (1997, BO du film).


Le lecteur observe également les autres petits détails qui participent discrètement à l'histoire, comme le barman qui est également le coiffeur de la ville, ou Mitch, un peu simple d'esprit, qui réalise des dioramas mettant en scène un habitant du coin, dans son environnement, modélisé dans une boîte en carton. Il absorbe ces détails, comme le fait Caroline Baldwin, sachant qu'ils peuvent aussi bien être des éléments auxquels elle réagit, que des indices quant à l'enquête qu'elle mène. André Taymans a amalgamé de manière remarquable la vie de son héroïne avec l'enquête à mener. Il utilise la convention habituelle qu'elle se trouve au bon endroit et au bon moment pour y participer, mais elle choisit d'y participer pour un motif en lien direct avec son état d'esprit, de manière organique. Le mystère de la mort de Steve Rodwell n'est pas très complexe, reposant sur un motif basique, mais utilisé avec pertinence. La résolution du conflit avec le meurtrier s'effectue à la fois grâce à une coïncidence bien pratique (l'arme à feu), à la fois en mettant en jeu des mécanismes psychologiques comme la culpabilité (pas celle du meurtrier) et l'état d'esprit de Caroline Baldwin. Aussi, si le motif du meurtre et la découverte du coupable sont basiques, le scénario comprend d'autres ingrédients qui rendent l'histoire plus sophistiquée.



Toujours sous le charme de Caroline Baldwin, le lecteur revient pour découvrir une nouvelle enquête. Il a le plaisir de voir qu'André Taymans ne balaye pas d'un revers de la main la révélation catastrophique pour son héroïne, de la fin du tome précédent. Il s'agit d'une nouvelle épreuve pour elle qu'elle doit affronter, en même temps qu'elle aide un père à retrouver son fils, mettant à nu d'autres traumatismes dont un né en situation de guerre.



vendredi 11 janvier 2019

Le Rythme du cœur

Regarde ce nuage, moi je ne suis pas le vent.

Il s'agit d'un récit complet, indépendant de tout autre. Il comporte 44 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec une courte introduction de 5 lignes écrites par Federico Fellini, et un poème de Danijel Žeželj, ce dernier étant l'auteur complet de la BD : scénario, dessin et encrage. Ce tome est initialement paru en 1993 en Italie. Il a été publié pour la première fois en France en 1993 par les éditions Mosquito. Avec ce tome, le lecteur assiste aux débuts d'un artiste capable par la suite de réaliser une version personnelle du Chaperon Rouge (2015), en en conservant la trame, et en lui insufflant des saveurs psychanalytiques uniquement par le dessin, sans un seul mot.

Dans un dessin en pleine page, une jeune femme afro-américaine pose le torse nu devant un panorama de d'ossatures métalliques d'immeubles de grande hauteur, avec un pont aérien et une rivière en contrebas. Elle porte un pendentif en forme de d'étoile à 8 branches, inscrite dans un cercle avec une pierre ronde au milieu. Le même motif que celui de son pendentif a été dessiné dans le sable d'une plage, avec 2 coquillages à proximité. Le narrateur indique que le sable est la première chose qui lui revient en mémoire, celui du désert. Il a grandi dans une petite ville de l'Arizona, dans le désert, et se souvient de vielles photographies (celle d'un groupe de jazz afro-américain), de journaux et de la publicité. Il se souvient également que son père jouait de la contrebasse dans cet orchestre, et que parfois des individus cagoulés allumaient des feux de bûcher dans le désert pour y faire brûler des croix.


Le narrateur (Joe) se souvient de son arrivée dans une grande métropole, de la pluie qu'il regardait tomber chez sa tante, de l'église, du premier tambour qu'il a volé. Dans les premiers temps, Joe n'osait pas trop sortir en ville, puis il en a découvert certains coins. Dans une salle de bar, il a pu écouter de la musique jouée en public, et danser sur un sol recouvert de sable, ou plutôt de sciure. Après avoir chanté un cantique à l'église, parlant d'une terre lointaine où les lézards et les serpents sont sacrés, il a commencé à faire toujours le même rêve. Il se trouve sur une plage bordée de palmiers. Sur la plage se trouve un coquillage spiralé avec des pointes. Il pénètre dans la forêt et y remarque une superbe fleur. Il continue d'avancer vers une trouée au loin et y distingue la silhouette d'une femme. Elle est torse nu et porte un médaillon circulaire avec des une étoile à 8 branches et une pierre au milieu. Dans sa chambre, il se tient immobile, assis sur une chaise, le tambour entre ses jambes. Il regarde un pigeon venir se poser sur le rebord de sa fenêtre. Il se lève pour remplir une soucoupe de lait et la poser par terre pour son chat Léopâtre.


À partir de 1999, les éditions Mosquito commencent à éditer les œuvres de l'artiste croate Danijel Žeželj, en français. Le rythme du cœur est une de ses premières œuvres publiées et recensées, et elle bénéficie déjà d'une introduction de Federico Fellini qui dit apprécier ses perspectives fantomatiques et menaçantes et la manière dont l'artiste exprime le sens du chagrin et du malheur immanent. De fait sur 44 pages de bande dessinée, 13 sont dépourvues de tout texte, et quelques autres ne comprennent qu'une courte cellule de texte introductive ou une remarque. Il s'agit donc d'un mode narratif contemplatif, propice à l'introspection et favorisant le rapprochement d'images par le lecteur. Ce mode de lecture par rapprochement visuel commence dès la première page avec le médaillon en forme de soleil. En fait le lecteur n'effectue le rapprochement avec le soleil qu'à la page d'après quand il est dessiné dans le sable, avec une approche très similaire. Il retrouve un autre soleil dessiné dans le sable en page 11, mais avec sous la forme d'un rond dont partent des traits radiaux, et non plus des triangles. Il retrouve le motif du soleil en pages 16 (sous la forme d'un coquillage), et en page 17 (à nouveau le pendentif). Ce motif se retrouve encore dans les pages 24, 42, 44, 45, 46 et 48.


Par la force des choses, la répétition de ce motif visuel (le soleil) et les variations de représentation conduisent le lecteur à jouer à repérer ce qui appartient au même registre géométrique. Il se surprend à regarder la soucoupe de lait en page 18, et à considérer qu'il s'agit de 2 cercles concentriques, rappelant l'astre solaire, et une forme d'aura autour. Une association visuelle se reproduit en page 30 avec les verres et les cendriers laissés sur les tables du bar. À nouveau, il s'agit de cercles qui cette fois-ci semblent graviter les uns par rapport aux autres, comme autant d'astres dont le déplacement est lié par une logique qui apparaît lorsque la caméra effectue un travelling arrière. Le lecteur effectue encore une association page 40 en voyant un clown jongler à l'emplacement où s'était installé un cirque ambulant. Cette fois-ci la force qui meut les cercles participe d'une autre logique. Cette récurrence de forme provoque des associations d'idées chez le lecteur qui en vient à imaginer les intentions de l'auteur, à procéder par induction. Cet astre solaire est associé à un lieu paradisiaque, à une époque mythologique, au bonheur. Par voie de conséquence, les lieux ou les objets revêtant une forme approchante constituent des objets transitionnels permettant d'accéder par procuration à un état de ce bonheur.


Dans le même temps, la narration visuelle de Danijel Žeželj s'inscrit dans un registre très descriptif. L'histoire semble se dérouler dans les années 1950, au vu des modèles de voitures et d'avion. Le lecteur éprouve l'impression que certains dessins ont été réalisés d'après photographie : la ville des années 1930 dans une zone désertiques des États-Unis, les prises de vue dans la rue avec les façades d'immeubles en brique avec poutrelles métalliques apparentes, et les façades des gratte-ciels, la texture des briques, la texture du carrelage. L'artiste semble avoir poussé le contraste sur des photographies noir & blanc, puis augmenté la granularité, pour aboutir à des cases où certains détails sont noyés, et des images comme revêtues d'une patine déposée par les ans. Le lecteur se dit qu'il lit un récit devenu intemporel, figé par les années qui ont passé. Ce phénomène est également à l'œuvre sur les êtres humains, émoussant leurs contours, gommant les traits les plus saillants du visage, mais sans les rendre interchangeable. Il n'y a que Maria, le seul personnage féminin, qui échappe à l'usure du temps.


Avec ces caractéristiques visuelles très personnelles et très marquées, les séquences s'enchaînent sans solution de continuité, dans des teintes marron brou de noix tirant sur le gris qui donnent une impression d'homogénéité visuelle. Mais en fait, le lecteur passe de ce qui semble être la photographie d'une femme avec des gratte-ciels dans le lointain, à un dessin dans le sable, en passant par une vue ciel de la métropole, une sculpture sur bois, un reportage dans la rue, une image totalement abstraite s'il la lit sans la lier à celle d'à côté. Il est ainsi pris par surprise à chaque séquence. Après 4 pages (22 à 25) passées à déambuler dans les rues, rien ne peut le préparer à une nuit passée aux côtés de Joe jouant de la batterie dans un bar, avec un saxophoniste et un contrebassiste. Dans ces 4 pages muettes (26 à 29), l'auteur opère un glissement progressif du registre de l'art figuratif, vers celui de l'art abstrait avec une fibre expressionniste. Le lecteur éprouve les mêmes sensations que Joe se concentrant sur son jeu, et ressentant la communion qui s'installe avec les clients jusqu'à devenir totale, et que tout le monde soit à l'unisson. C'est une séquence extraordinaire, par sa force graphique et la clarté de son propos, à nouveau sans utilisation de mots.


Au fur et à mesure des séquences, le lecteur se sent partir vers un autre monde, empli de non-dits et de sensations. Il ressent la solitude et l'inquiétude de Joe, son plaisir à exprimer son ressenti par le biais du tambour puis de la batterie. Il comprend à demi-mots (ou à demi-dessins) le drame de son enfance. Il ressent la force de son aspiration à un ailleurs plus accueillant et plus prometteur. Il se retrouve, comme lui, écartelé entre la banalité d'un quotidien dans un environnement urbain coupé de la nature, et la joie intérieure que lui amène la pratique de la musique. Il ressent la promesse d'une complémentarité avec une femme, à la fois pour ce qu'elle lui apportera, mais aussi parce que le partage sera plus gratifiant, plus intense. Au final, le lecteur ne sait pas trop ce que raconte l'histoire, mais il sait qu'elle lui a parlé de ses attentes, de ses espérances, de trouver un cadre de vie qui est le sien, à partager avec une autre personne pour accéder à un épanouissement plein et entier.


En découvrant cette bande dessinée, le lecteur ne sait pas trop dans quoi il se lance. Le titre évoque un récit intimiste et émotionnel. Un rapide feuilletage montre des dessins monochromes allant du photoréalisme à l'abstraction. La bande dessinée l'emmène au cœur d'une métropole froide et impersonnelle, pour accompagner un individu qui reste une énigme, tout en partageant son aspiration à une vie moins solitaire et plus lumineuse. Sous les dehors d'une narration visuelle simple et immédiate, Danijel Žeželj fait vibrer le lecteur au rythme du cœur de Joe.



jeudi 3 janvier 2019

Le Suaire (Tome 1-Lirey, 1357)

Inceste ! Parjure ! Concupiscence ! Luxure !

Ce tome est le premier d'une trilogie se déroulant sur 3 époques différentes : en 1357, en 1898, en 2019. Il a été écrit par Gérard Mordillat & Jérôme Prieur, dessiné et encré par Éric Liberge. C'est une bande dessinée de 70 planches, en noir & blanc avec des nuances de gris.

Au début de premier millénaire, dans une plaine désolée, un groupe d'hommes s'avance, composé de 4 soldats à pied, d'un autre à cheval, et d'un individu nu les mains attachées à une courte poutre posée sur sa nuque. Épuisé, le supplicié tombe à genoux, devant 4 pieux fichés en terre. Les soldats se mettent à l'œuvre : clouer les mains du supplicié sur la poutre qu'il a transportée. Ils attachent ensuite la poutre à l'un des pieux, formant ainsi une croix. L'un des soldats peint une inscription sur un parchemin qu'il cloue sur le pieu, sous les pieds du supplicié. Ils s'en vont. En Champagne, en février 1357, un groupe de soldats escorte un groupe d'individus uniquement habillés d'un pagne ceint autour des reins (malgré le froid) et s'autoflagellant avec des disciplines. Cela n'empêche pas les paysans de travailler aux champs, les tailleurs de pierre de s'activer au pied de la cathédrale en construction, les sœurs de ramener les corps des pestiférés vers la fosse commune.

En revenant de la fosse commune à travers champ, Lucie (à pied dans la neige) se fait interpeller par son cousin Henri, à cheval, évêque de Troyes. Il lui demande de quitter les habits pour revenir à la demeure familiale de ses parents. Elle refuse. L'évêque est interpellé par un groupe de paysans qui lui demandent de venir leur prêter main forte pour pousser leur carriole embourbée dans l'ornière. Lucie en profite pour continuer son chemin. Dans l'abbaye proche, les frères se tournent vers le prieur Thomas Merlin en se désolant que leur confrérie soit à cours de finances. Pourtant ils sont revenus de Jérusalem, avec une relique inestimable : un morceau de la vraie croix. Il leur déclare que même son oncle le pape Clément ne se soucie pas des pauvres moines qu'ils sont. Lucie est de retour en ville, dans l'église où de nombreux gueux attendent les bons soins de sœurs. Elle se met à panser des plaies. L'évêque l'a rejointe et la poursuit de sa demande, mais le prieur Thomas intervient.


Le texte de la quatrième de couverture précise que le suaire du titre se réfère bien à celui dit de Turin : un drap de lin jauni (4,42m * 1,13m) portant l'image d'un homme avec des traces de blessures compatibles avec un crucifiement. Le bandeau de la bande dessinée rappelle que Gérard Mordillat & Jérôme Prieur sont les auteurs de 3 séries documentaires extraordinaires Corpus Christi, L'origine du Christianisme et L'Apocalypse. Cela génère 2 appréhensions chez le lecteur de bande dessinée. Est-ce que ces messieurs sont capables d'écrire en respectant les codes du média BD ? Est-ce que le propos ne risque pas d'être intellectuel ? Comme un fait exprès, l'ouvrage s'ouvre avec une séquence de 4 pages sans aucun texte. Elle est parfaitement intelligible, très prosaïque (une mise en croix), avec une narration visuelle efficace et claire. Le lecteur éprouve un moment de doute, car s'il y a bien 3 autres pieux à côté de celui où est accroché le supplicié, il n'y a pas d'autres condamnés dessus, pas de voleurs. Peut-être ne s'agit-il pas du Christ… En 4 pages, les appréhensions ont été levées et le lecteur est en confiance, accroché par les dessins descriptifs, réalistes et un peu brut d'Éric Liberge. Le bandeau précise également que cet artiste est l'auteur complet de Monsieur Mardi-Gras Descendres, une bande dessinée singulière.


Au fil des pages, le lecteur apprécie le degré d'implication d'Éric Liberge et sa narration visuelle. S'il en fait le compte, il constate que cette bande dessinée comprend 22 pages dépourvues de texte sur 70. C'est un vrai plaisir de lecture que de lire ces pages qui racontent uniquement par les dessins. L'enchaînement d'une case à l'autre est évident, avec une bonne densité d'informations visuelles. Ainsi pages 16 et 17, le lecteur voit la sœur Lucie de Poitiers avancer dans la ville de Lirey. Il observe les activités autour d'elle : un gueux peignant un dessin cochon sur une toile, des gamins surveillant les porcs dans la fange, des carrioles avec leur chargement, un bûcheron avec son fagot de bois, des porteurs. Puis Lucie pénètre dans l'église, effectue une prière rapide devant la statue de la Vierge, se déplace au milieu des nécessiteux attendant de recevoir la charité ou des soins. L'artiste réalise des planches tout aussi remarquables lorsque l'action prend le dessus, par exemple quand l'évêque se bat contre une meute de loups, avec une utilisation remarquable du blanc de la page pour donner à voir le manteau de neige.


Le scénario est assez exigeant avec l'artiste puisqu'il s'agit d'une reconstitution historique, d'un drame et de pratiques cultuelles. Éric Liberge décrit un moyen-âge que le lecteur n'a pas de raison de remettre en doute. Il peut donc voir les occupations de la vie quotidienne au gré des déplacements des personnages. Il regarde les vêtements des gens du peuple, des nobles et du clergé, des moines et des sœurs. Il voit la pauvreté et le dénuement des miséreux, et le contraste total avec la scène de banquet au castelet de Montgueux chez le bailli du roi. Il peut détailler les plats servis, les instruments de musique des amuseurs. En page 34, il regarde comment Lucie prépare sa décoction pour soigner les malades. Dans la page suivante, un médecin de peste porte un masque caractéristique en forme de long bec blanc recourbé (bec de corbin). Tout au long de la bande dessinée, le lecteur peut ainsi observer de nombreuses pratiques de l'époque : l'embaument des morts de la peste, la parade à cheval des évêques, le cheminement des suppliciés juifs et flagellants, l'emmurement de certains pestiférés, la ferveur religieuse lors de l'ostension des reliques. Liberge réalise donc une reconstitution historique très riche, sans jamais chercher à s'épargner le labeur par des raccourcis graphiques, en représentant les églises dans le détail, en veillant à leur authenticité architecturale.


Le lecteur s'immerge donc pleinement dans chaque environnement et à cette époque. Il assiste à un drame impliquant essentiellement 3 personnes : Lucie, Henri et Thomas. Éric Liberge donne des morphologies normales à ses personnages, sans exagération anatomique pour les hommes ou pour les femmes. Ils sont tous aisément reconnaissables et il opte pour une direction d'acteur de type naturaliste, sans emphase particulière, sauf pendant les moments périlleux où les émotions et les réactions deviennent plus vives. Lucie apparaît comme une jeune femme réservée et déterminée, aidant les nécessiteux sans mépris ni recul, accomplissant sa tâche parce qu'elle sait qu'elle est juste. Thomas semble être un quadragénaire, habité par la foi sans en devenir fanatique, mais sûr de son jugement puisqu'il est guidé par Dieu. Les postures d'Henri montrent qu'il est conscient de son rang et qu'il attend d'être obéi comme il se doit du fait de son titre. Au fil des séquences, le lecteur observe les autres acteurs, figurants avec ou sans réplique : l'obstination fanatique des flagellants, la gloutonnerie des fêtards au banquet, la soif de violence sur le visage des spectateurs voyant passer les condamnés, la ferveur des croyants venant voir l'ostension du suaire, passant de la patience pour accéder à une place, à la ferveur extatique en le voyant, l'angoisse et l'effort de ceux fuyant l'incendie. L'artiste sait trouver la posture parlante et représenter l'expression de visage adaptée pour que le lecteur puisse y lire l'état d'esprit du personnage concerné.


La tâche du dessinateur s'avère très délicate quand il s'agit de représenter les pratiques cultuelles, allant de la simple marque de respect devant la statue de la Sainte Vierge, à la mortification par auto-flagellation avec une discipline (fouet de cordelettes ou de petites chaînes). Le parti pris des auteurs est de montrer ces pratiques comme relevant d'actes normaux dans le contexte de cette époque et de cette région du monde. Éric Liberge s'applique à ce que ses dessins soient en phase avec ce parti pris, en restant factuel, en évitant de donner dans le sensationnalisme par des angles de vue trop appuyés ou des images voyeuristes. Il arrive à trouver le bon équilibre, que ce soit lors de la scène de la crucifixion où les soldats font leur boulot sans faire montre de sadisme ou de commisération, ou lors des scènes de repentance des flagellants en train de se fouetter le dos. Il ne se complaît pas dans des représentations gore, mais si le lecteur a déjà eu la curiosité de consulter des images sur l'auto-flagellation, il retrouve bien les cicatrices caractéristiques sur le dos de Lucie dans une case de la page 65. Cela atteste encore une fois du sérieux des recherches effectuées par l'artiste. Par ailleurs, il réalise également des cases mémorables comme une vue du dessus de la nef de l'église avec les nécessiteux, Henri lançant son cheval au milieu de la troupe de flagellants, Henri quittant la salle du banquet par l'escalier, l'irruption du médecin de peste, la façade de la cathédrale de Troyes, un moine baisant le pied d'un voyageur qu'il vient de laver, l'ostension du suaire dans la cathédrale, l'incendie ravageant la cathédrale.


Le lecteur n'éprouve aucun doute sur le sérieux des recherches effectués par les coscénaristes du fait de leur bibliographie et de leur vidéographie. S'il en a la curiosité, il peut aller consulter une encyclopédie pour se renseigner sur le Suaire de Turin, et connaître l'état des connaissances sur son origine. Il retrouve l'hypothèse la plus communément admise dans cette bande dessinée. Les auteurs proposent donc une fiction sur les circonstances de sa réalisation menant à sa première ostension, relevant du fait historique. Ils ne se prononcent pas sur les techniques employées pour obtenir cette trace sur le drap de lin. Le lecteur se laisse convaincre par la plausibilité de ce récit qui montre comment cette idée a pu germer et a pu être mise en œuvre. Il apprécie la qualité de la transcription des pratiques cultuelles, sans jugement de valeur, autre que le regard qu’il peut lui-même porter sur l'auto-flagellation et la valeur de la mortification. Les auteurs n'ont pas donné une forme de reportage à ce récit, mais bien de roman focalisé sur trois personnages. Ceux-ci sont définis par leurs actes et leurs paroles, car le lecteur n'a pas accès à leur flux de pensées. Il peut en déduire leurs motivations et leurs convictions, ce qui tire le récit vers la littérature, avec l'utilisation d'une forme construite pour parler du suaire de Turin. Au fur et à mesure, le lecteur s'interroge sur le comportement de tel ou tel personnage secondaire. En fonction de ses convictions religieuses, il se demande ce qui poussait des individus à laver les pieds des autres, à se mortifier, à se mettre en danger pour ses convictions religieuses, ou à l'opposé à être en capacité d'ignorer la souffrance de son prochain. Il n'y a ni prosélytisme, ni raillerie dans ces pages, juste une étrange histoire d'amour de nature spirituelle, et une réflexion sur ce qui a pu amener des individus à réaliser un tel suaire, sur le système de croyance, sur les conditions politico-sociales qui ont produit cet artefact.


Dès la première séquence, le lecteur est séduit par le noir et blanc avec des nuances de gris, sans chichi, d'Éric Liberge, par la lisibilité de ses planches sans sacrifier à la qualité de la reconstitution historique, à l'émotion des personnages, à la rigueur de la mise en scène. Il se rend compte que le récit est accessible et facile à lire, un véritable roman racontant comment le Suaire de Turin a pu être créer sans prétendre à la véracité, mais avec une forte plausibilité. Par ailleurs ce tome peut être lu pour lui-même, sans avoir besoin de lire les suivants, si le lecteur n'est intéressé que par cet aspect du suaire.