Ma liste de blogs

mercredi 28 novembre 2018

Caroline Baldwin, Tome 5 : Absurdia

Ce ne sont pas les tordus qui manquent dans ce pays.

Ce tome fait suite à Caroline Caroline Baldwin 4 : La dernière danse (1999) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1999 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T2: Volumes 5 à 8. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Il comprend des extraits de parole de chanson tirés de la comédie musicale Absurdia de Xavier Rossey & Alexis Vanderheven.

À New York, un anonyme téléphone à la police pour les avertir du crime qu'il vient de commettre et d'où se trouve le cadavre. L'inspecteur Philips se rend sur place pour effectuer les constats et diriger l'enquête. Alors que Caroline Baldwin est en train de travailler à son poste informatique dans les locaux de la société dont elle est salariée, elle est importunée par Walter, un collègue avec une calvitie précoce, dragueur impénitent. Il lui propose de l'accompagner à un opéra rock appelé Absurdia. Plus tard dans la journée, elle se promène dans la rue avec l'inspecteur Philips et lui parle d'Absurdia. Il lui répond que sa femme adore. Ils évoquent ensuite l'épidémie de cadavres et le fait qu'apparemment les victimes n'ont rien à voir entre elles. Le soir, Caroline Baldwin va prendre un verre dans son bar préféré et papote avec le barman, une vieille connaissance. Elle lui indique qu'elle habite chez Andie dont la mère lui loue l'appartement. Elle finit par trouver la musique en fond sonore, un peu lassante : c'est la bande originale d'Absurdia.


Le lendemain, Caroline Baldwin arrive au bureau où elle est accueillie par Rose, l'une des deux secrétaires qui l'informe que le patron l'attend dans son bureau. Elle prend place dans le bureau et le patron lui présente Clark & Rossey, respectivement producteur & créateur de l'opéra rock Absurdia. Ces derniers font appel à l'agence pour retrouver au plus vite le coupable, afin que la première puisse avoir lieu, car le tueur a envoyé un communiqué à la presse exigeant la présence d'Alan Layne dans le premier rôle. Ils quittent le bureau, très confiants dans les capacités de Baldwin, en lui laissant 2 invitations gratuites. Elle reçoit Philips chez elle et ils évoquent les pistes. Ils décident que la prochaine étape est d'aller interroger Alan Layne, 30 ans, chanteur. Le lendemain, ils se rendent donc dans l'hôtel luxueux où Layne loue la suite qui occupe tout le dernier étage. Baldwin se moque de Philips qui a amené les CD de Layne pour qu'il lui dédicace pour sa femme. Layne leur explique qu'il a décidé de prendre ses distances avec le spectacle parce que les producteurs ont choisi de sortir le CD avec les artistes de la distribution anglaise dont il ne faisait pas partie. Philips lui présente les photographies des victimes parues dans la presse, Layne n'en reconnaît aucune.


Dans l'édition intégrale, le lecteur apprend que la trame de cet album est née de la demande de Xavier Rossey (compositeur de chansons) et Philippe d'AVilla (futur interprète de la comédie musicale Roméo & Juliette, 2001) qui lui proposaient de réaliser une bande dessinée pour accompagner leur projet de comédie musicale titrée Absurdia. André Taymans accepte et transpose l'action à New York, l'occasion de représenter Time Square et Broadway. Effectivement, comme dans les albums précédents, le lecteur peut apprécier la qualité touristique des planches. Ça commence dès la première page avec 7 cases transcrivant l'urbanisme et les aménagements de voirie d'une rue newyorkaise. Ça continue avec la première case de la deuxième page pour une vue en contre-plongée d'un immeuble à l'angle de Broadway et la quarante-sixième avenue. La page 12 est consacrée à un dialogue entre Baldwin et Philips pendant qu'ils marchent dans la rue. En pages 16 & 17, le lecteur prend le ferry pour Staten Island, avec Caroline Baldwin. Puis il accompagne Baldwin alors qu'elle effectue une filature. À la vingt-cinquième planche, il admire les façades de Broadway rutilantes de néons. En cours d'album, il admire les toits de New York lors d'une balade en hélicoptère, l'auteur s'étant inspiré d'une balade identique dont il avait lui-même fait l'expérience. Comme dans les tomes précédents, l'artiste laisse le choix au lecteur de passer rapidement sur ces cases, car l'œil saisit immédiatement la composition générale, grâce à des traits assurés et précis, et une mise en couleurs qui fait ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, sans donner l'impression de kaléidoscope criard. Au contraire s'il souhaite prendre le temps de la visite comme un touriste, il peut détailler chaque case, apprécier la richesse de la description et sa précision, des façades, aux boîtes à lettre, en passant par la forme caractéristique des signaux de circulation, et des auvents protégeant les entrées des immeubles luxueux. En hélicoptère, il voit l'absence d'harmonisation réglementaire de la hauteur des immeubles. À Staten Island, il observe un urbanisme plus étalé, avec plus de maisons.


Pour ce cinquième tome, l'auteur reprend le principe d'une enquête policière comme trame. Plusieurs meurtres sont commis par un criminel ayant une revendication sortant de l'ordinaire : que le chanteur Alan Layne assure le rôle principal d'une comédie musicale. Comme dans les tomes précédents, le lecteur peut voir que Caroline Baldwin bénéficie d'un accès facilité aux renseignements de la police, grâce à son amitié avec l'inspecteur Philips. Elle peut même pénétrer sur les lieux d'un crime en même temps que lui, sans que cela ne choque personne. Il ne s'agit donc pas d'un reportage réaliste au cœur d'une enquête de police. Comme il se doit dans une bande dessinée avec un personnage principal, l'héroïne est présente au bon moment, au bon endroit pour être au centre de l'action. Malgré tout, le scénariste déroule bien une enquête, avec des déductions, des ratés, et des coups de chance. L'héroïne est légitime à y être associée car elle fait partie d'un cabinet de détectives privés. Elle apporte sa contribution à l'enquête par ses connaissances personnelles en matière de thérapie médicale, et par sa relation avec un pilote d'hélicoptère. André Taymans construit son récit de manière à visiter différents lieux, pour apporter de la variété visuelle, avec plusieurs scènes d'action pour insuffler du mouvement, en plus de l'attrait touristique. Du coup, le lecteur ne se formalise pas trop quand une page ne comprend que des cases avec des têtes en train de parler, car Caroline Baldwin a besoin d'interroger des personnes et des témoins, et de recueillir des informations pour progresser en tâtonnant. En outre ces pages de dialogue se lisent avec une facilité déconcertante et une réelle curiosité de découvrir des renseignements, même s'ils sont sujet à caution en fonction de l'interlocuteur.


En plus de ces vrais plaisirs de lecture, le lecteur a envie de retrouver Caroline Baldwin car il s'y est attaché. La seconde séquence lui rappelle qu'elle ne travaille pas en indépendante, mais pour un cabinet. Il commence par rencontrer un de ses collègues, cavaleur mais sans le physique de Casanova, assez original, même si finalement il n'est pas développé, et ressort au final comme un artifice narratif arrivant à point nommé à deux reprises. Malgré sa personnalité peu agréable, André Taymans arrive à susciter un minimum d'empathie chez le lecteur, en lui donnant un air inoffensif et vaguement vieillot. Quelques pages plus loin, le lecteur se retrouve en face du patron de l'agence, que Caroline appelle monsieur. Il apparaît comme quelqu'un de compétent et un peu bienveillant, mais sans plus de personnalité. Il faut donc attendre le second rôle pour avoir un personnage plus consistant : l'inspecteur de police Philips. En fait, là encore, il sert plus d'interlocuteur à Caroline, que d'individu développé, même si on apprend qu'il a une femme. Les dessins montrent un individu professionnel, d'une cinquantaine d'années, fumant la clope. Alan Layne apparaît dans plusieurs séquences, comme un individu sympathique, malgré les soupçons qui pèsent sur lui, bien mis de sa personne, et dépourvu de sentiment de supériorité. Il reste Caroline Baldwin, toujours aussi svelte et naturelle, avec des gestes décidés et assurés. Elle n'apparaît ni nue, ni en petite tenue dans cette histoire.


Le lecteur retrouve les dessins d'André Taymans assez inspirés de la ligne claire, pour des pages avec un haut niveau de détails, et un détourage simplifié. Outre les promenades touristiques, il apprécie la rigueur de sa mise en page dans les dialogues, en particulier les deux pages de têtes en train de parler (planches 6 & 7) lors de la réunion dans le bureau du patron de Caroline Baldwin. Il admire comment l'artiste construit ses prises de vue pour montrer l'environnement, par exemple le voyage sur le ferry reliant Staten Island. Il se sent très impliqué dans la scène d'affrontement avec coup de feu à la fin, grâce au savant découpage montrant comment les opposants se mettent à couvert en profitant des carcasses de véhicules dans la casse. Il sait gré à l'auteur d'intégrer une ou deux respirations comiques, à commencer par le retour répétitif du mot Absurdia chez les interlocuteurs de Caroline Baldwin.



Ce cinquième tome se situe dans la droite lignée des quatre premiers, conservant toutes leurs qualités de rigueur graphique, de dimension touristique, d'enquête presque plausible, et de personnage central toujours touchant. Le lecteur partage la peine de Caroline Baldwin quand elle s'anesthésie à coup de whisky au bar pour oublier le sort d'Andie. Il reste très inquiet pour sa santé lors de la révélation de la dernière page, d'autant plus qu'à l'époque il s'agissait d'une maladie quasiment pas évoquée dans les bandes dessinées.



samedi 24 novembre 2018

La petite souriante

Tu n'as pas honte de dire des cochonneries pareilles ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Le scénario a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie), dessiné, encré et mis en couleurs par Benoît Springer, avec l'aide de Séverine Lambour pour la colorisation. Le tome se termine avec un cahier graphique de 14 pages, comprenant des études de personnages et de composition de page, ainsi que le texte intégral de la chanson Elle était souriante, paroles d'Edmond Bouchaud (dit Dufleuve), musique de Raoul Georges.

Quelque part en France, vraisemblablement dans le Sud, une nuit, non loin d'un troupeau d'autruches, un homme est en train de manier une lourde masse ensanglantée. Il s'agit de Josep Pla (Pep), et il vient d'écrabouiller le visage de sa femme Dora, la tuant sur le coup. Il charge le corps de sa femme et la masse, sur le plateau de son pickup. Il conduit jusqu'à un puits isolé et prend le cadavre de son épouse par les épaules. Contre toute attente, elle reprend connaissance et lui demande le beurre. Il se dégage d'elle, reprend la masse et abat la masse jusqu'à avoir une certitude. Alors qu'il traîne le cadavre jusqu'au puits, il lui revient en mémoire une chanson qu'il appelle La petite souriante (en fait Elle était souriante). Il jette le corps dans le puits asséché, retourne vers le plateau pour y déposer la masse, et ramasse 3 dents restées dessus, qu'il met dans sa poche. La pluie se met à tomber, lavant le plateau.


Pep monte dans la cabine et commence à se déshabiller pour enlever ses vêtements pleins de sang. Son téléphone portable sonne. Il décroche et indique qu'il a fait le travail à son interlocutrice, son amante. Il conclut sur le fait qu'avec la mort de Dora, il va y avoir plus de boulot avec les autruches. Il rentre chez lui avec son pickup et après s'être changé. Il se gare, entre dans la maison, et accroche sa casquette à la patère. Il entend la voix de sa femme qui l'accueille. Il pénètre dans la cuisine et se retrouve face à Dora avec des bigoudis sur la tête, toute souriante. Il réussit à conserver sa contenance. Il ressort pour téléphoner depuis le bâtiment où les autruches sont abattues. Il rappelle son amante pour la mettre au courant de ce fait inexplicable : Dora est encore en vie. Il brule ses vêtements dans la chaudière. Il retrouve les 3 dents dans sa poche. Le lendemain, Isabela, la fille de Dora, revient du pensionnat, déposée par Ruben, le vétérinaire. Elle explique à sa mère que des cours ont été annulés, suite à des restrictions budgétaires et qu'elle est bien contente d'être là pour fêter l'anniversaire de ses 18 ans le lendemain. Dès que sa mère commence à évoquer la possibilité d'aider Pep, son beau-père, au magasin, Isabela se lance dans une colère expliquant qu'elle ne peut pas supporter ce rustre sans éducation.


Avec la couverture, le lecteur découvre un ouvrage intriguant : une image minimaliste annonçant un meurtre (une autruche en train de picorer un cadavre), une touche d'horreur corporelle, un récit de sous-genre derrière cette couverture artificiellement fatiguée, une forme d'absurdité existentielle avec ces animaux regardant la mort d'un humain avec indifférence pour la mort humaine. Les auteurs ne perdent pas de temps avec, d'entrée de jeu, la description d'un meurtre sauvage (à la masse), et la manière de faire disparaître le corps. Le lecteur observe des dessins très efficaces, descriptifs, avec des tracés de contour assouplis pour rendre compte de l'immédiateté de ce qui est montré sans afféterie. Il regarde les gestes fermes et brutaux de Pep, en notant que son visage exprime dans le même temps une forme de dégoût, de tension et d'inquiétude. Il note la manière dont Benoît Springer accole les plans différents pour augmenter l'impact de la scène (l'alternance du visage et de la masse en page 6). Il apprécie le niveau de détails lorsque Pep se change dans la voiture, lui permettant de s'y projeter, ainsi que la manière dont le dessinateur donne à voir l'environnement pour que le lecteur dispose d'une vue d'ensemble. Les auteurs sont en phase pour montrer l'aspect très pragmatique du meurtre, la nécessité de devoir remettre des coups de masse parce que le travail n'a pas été bien fait du premier coup, le poids du cadavre à traîner jusqu'au puits, l'absence d'élégance pour le jeter dedans. Les auteurs décrivent une réalité très concrète et pragmatique, sans fioritures. La mise en couleurs de Springer et Séverine Lambour renforce le parti pris descriptif.


Les artistes définissent une teinte dominante par séquence : un bleu gris pour la nuit de la scène d'ouverture, un marron acajou pour l'incinération des vêtements, un marron tabac pour le petit déjeuner entre Isabela et Dora, un orange roux pour la visite des pensionnaires de l'hospice. Ils équilibrent savamment les zones traitées avec des aplats, et celles traitées avec un discret dégradé. Cette approche a pour premier effet d'établir une ambiance tranchée pour chaque séquence, mais aussi comme conséquence d'aplatir un peu les dessins pourtant riches en détails et en volume. Il faut donc que le lecteur conserve une attention suffisante pour pouvoir apprécier la narration visuelle. À cette condition, il observe que le dessinateur sait croquer des visages très expressifs, sans avoir besoin de les exagérer. Au vu de la nature du récit (un crime sordide avec préméditation), il ne fait pas de doute que les personnages ont un grain, que leur vie émotionnelle est perturbée par des conflits intérieurs pour lesquels ils ne disposent pas de stratégie de gestion. Le regard du lecteur étant ainsi orienté, il voit effectivement passer des émotions assez crues sur les visages, bousculant sa tranquillité, plus par leur justesse que par leur intensité. Zidrou ne se livre pas à une étude de caractère, mais les dessins montrent des personnages habités par des conflits.


La séquence d'ouverture atteste de la maîtrise de la mise en scène, du cadrage et du découpage par Benoît Springer. Le comportement des personnages fait ressortir ses qualités de directeur d'acteur. Au fil des séquences, le lecteur peut aussi observer, s'il s'en donne la peine, ses qualités de chef décorateur. Il y a donc pour commencer cette zone semi naturelle avec les puits et les clôtures, puis la maison bon marché de Pep, avec une cuisine fonctionnelle, une chambre simple et agréable à vivre. Le lecteur peut ensuite observer l'intérieur de la construction qui sert d'abattoir, à la fois dans sa géométrie, et dans ses installations techniques, les enclos des autruches, la zone naturelle autour de l'exploitation. Il bénéficie même d'une vue du ciel de l'exploitation (page 38) permettant de voir la disposition des bâtiments, le chemin d'accès et son d'isolation. Finalement sous des dehors un peu fades, la narration visuelle du récit s'avère très riche, avec des lieux bien campés, et des acteurs habitant leur rôle avec une conviction épatante.


Zidrou a choisi de montrer toute l'horreur brutale du meurtre dès la séquence d'ouverture, avec même la nécessité de se remettre à frapper sauvagement le corps parce que la victime n'était pas si morte que ça. Benoît Springer dose ses effets avec doigté : des grosses tâches de sang, mais sans giclement à plusieurs mètres de distance, dans des quantités réalistes, dans des teintes à nouveau impressionnistes. Il montre aussi le corps déformé par l'impact des coups, mais sans gros plan, laissant le libre choix au lecteur de s'y attarder ou non. En 10 pages, le scénariste a posé la dynamique du récit : Pep a-t-il bien assassiné sa femme et son retour en fait une créature surnaturelle, ou bien a-t-il tout imaginé du fait d'un cerveau dérangé ? Disposant de 54 planches, l'auteur a choisi un axe narratif auquel il se tient pour que le récit présente une réelle consistance : la réalité du meurtre. Il s'installe donc un jeu avec le lecteur qui se demande ce qui s'est vraiment passé, s'il est dans un simple polar avec enquête et individus pas très bien dans leur tête, ou s'il s'agit d'un récit de type horreur surnaturelle. Il regarde donc les personnages en notant les bizarreries comportementales, en leur supposant des intentions. Zidrou révèle vite l'instigateur du meurtre, ainsi que la motivation pour le commettre. Le lecteur plonge dans un drame de la jalousie, reposant sur les conventions du polar, mais sans dimension sociale, sans utiliser ces conventions comme révélateur d'un milieu, ou d'une pathologie psychiatrique. Le lecteur apprécie la maîtrise des conventions narratives du genre polar, mais peut rester un peu sur sa faim du fait du manque d'enjeu autre que découvrir la réalité des faits. En effet il ne développe pas d'empathie pour ces individus qu'il ne côtoie pas très longtemps, et il se doute bien qu'il n'y aura pas de fin heureuse. S'il se pose encore des questions après la dernière page, il lui suffit de réfléchir au lien avec la chanson Elle était souriante, pour éclaircir l'intention de l'auteur dans son esprit.



La lecture de cette bande dessinée laisse le lecteur sur une étrange impression. Il a pu apprécier la capacité du scénariste à mettre en œuvre les conventions du polar, et la facilité de lecture des planches. Au fil des séquences, il s'est rendu compte de la richesse de de la narration visuelle avec des performances d'acteur épatantes, tout en appréciant les moments inattendus comme la visite de la ferme. D'un autre côté, il peut ressentir une sorte de manque, la personnalité des protagonistes n'étant pas approfondies, l'intrigue étant très linéaire, le récit ne se prêtant pas à une lecture au deuxième degré sous un angle moquer ou sarcastique.



mardi 20 novembre 2018

Passions

Je ne suis plus un enfant monsieur Braddock.

Ce tome constitue un recueil de 9 histoires courtes, d'une page à 16 pages. Elles sont toutes en couleurs. L'album comprend 44 planches de bandes dessinées. Il a été réalisé par Daniel Goossens qui a tout fait : scénario, dessins, couleurs. La première édition date de 2014.

(1) Les bidoches (4 pages) - Louis indique à Georges qu'il souhaite réaliser une adaptation de la célèbre bande dessinée des Bidoches, mais à sa manière, parce que la vie en HLM ça ne fait pas rêver, et en ajoutant aussi du drame parce que l'humour ça ne suffit pas. Le titre : Autant en emporte la Bidoche. (2) La piste des Magombos (16 pages) - Le guide Mac Cabe conduit Brenda Willis à travers la brousse jusqu'à la mission où se trouve son mari. Elle tombe sous le charme du chasseur Butch Braddock, un individu qui n'a plus son bras gauche. Elle l'accompagne dans la brousse. Il lui fait rencontrer les indigènes de la tribu Magombos, et elle assiste à une scène terrible de mise à mort d'un bébé sauvage, avec récupération de couche sale. (3) - Chagrin (5 pages) - Louis rend visite à sa mère ; il est assis dans le fauteuil en face d'elle, son chapeau à la main, pendant qu'elle tricote. Il évoque une femme qu'il voyait en bas d'un immeuble qu'il ne pouvait pas aborder faut d'avoir de quoi se payer ses tarifs. Ensuite, il évoque le sourire vertical, celui de la braguette ouverte. (4) Charmes (2 pages) - Louis continue à parler avec sa mère de son besoin d'argent pour aller voir une prostituée, qui a besoin d'argent pour se faire refaire la poitrine. Ils parlent ensuite de son charme, ou plutôt de son absence de charme à lui.


(5) Solitude (1 page) - Louis papote avec sa mère et évoque sa difficulté à mettre des femmes dans son lit. Il arrive à les faire bailler, parfois à les faire rire ; sa mère ne réagit pas. (6) Place aux jeunes (2 pages) - La mère de Louis revient de faire les courses et son fils l'attend pour lui demander de l'argent afin d'aller voir une professionnelle. Sa mère lui fait observer qu'il s'est déjà reproduit. (7) Une fille formidable (5 pages) - Louis lit un poème en prose à Georges, écrit par une femme et d'un érotisme torride. Il lui indique qu'il va rejoindre l'autrice qui est dans la pièce d'à côté. (8) La fureur du désir (3 pages) - Georges et Louis sont sur leur transat dans le joli jardin de leur pavillon. Pour sortir de la routine, Louis envisage le fait que Georges soit une péripatéticienne et que lui Louis soit son client, ce qui les met en indélicatesse face à son mac qui fait irruption dans la chambre. (9) Passions (6 pages) - Louis et Georges sont sur leur transat dans le joli jardin de leur pavillon et Louis indique à Georges qu'il ne le fait plus rêver, en se laissant pousser des doubles mentons. Ils entrent se reposer dans leur fauteuil devant la cheminée, et Louis évoque sa vie rêvée de conquêtes amoureuses.


Daniel Goossens participe à la revue Fluide Glacial depuis 1977, ce qui en fait de lui un des piliers. Il est connu et reconnu pour son humour absurde s'exprimant aussi bien contre les bébés dans L'encyclopédie des bébés, que pour révéler La vie d'Einstein. Il n'y a pas de raison objective ou logique à découvrir l'œuvre de cet auteur à l'humour fin, froid, glacé et sophistiqué, par cet album plutôt qu'un autre, ou le contraire. Le lecteur plonge donc dans une suite d'histoires courtes et il remarque que pour une raison inexplicable et qui reste inexpliquée, celle portant le titre de Le sourire vertical n'est pas répertoriée dans le sommaire, et que les pages des histoires (3) à (6) sont en fait numérotées comme s'il s'agissait d'une unique histoire. Le lecteur observe que l'auteur met en scène Louis dans toutes ses histoires sauf une (la numéro 2), sans que cela n'ait non plus d'importance. Il ne peut rien déduire non plus du nombre de pages par histoire ou du nombre de personnages mis en scène. Il ne lui reste plus qu'à prendre ces séquences comme elles viennent, sans essayer d'y retrouver un horizon d'attentes sans fondement.


Daniel Goossens fait comme tout le monde et appâte le lecteur avec une magnifique couverture, vaguement évocatrice du souvenir que le lecteur peut se faire d'Autant en emporte le vent. Il observe un coup de crayon agile et élégant qui croque des personnages avec un gros nez. Il n'y a que les protagonistes du récit La piste des Magombos qui échappent à un appendice nasal surdéveloppé. Étrangement, ça ne les rend pas plus crédibles. Au contraire, l'auteur se déchaîne avec l'humour absurde, ce qui ne fait que plus ressortir le ridicule de la tonalité romantique de ces beaux acteurs. Les gros nez deviennent la manifestation de l'intention comique, l'élément qui assure la cohérence des personnages avec leur fonction de ressort comique. Pour le reste, le lecteur est frappé par la qualité descriptive des dessins et leur richesse. En tant qu'artiste Goossens réalise des planches à l'identique de ce qu'il ferait pour une comédie dramatique ou un récit d'aventures. Les acteurs présentent des morphologies bien distinctes. Ils bénéficient de tenues vestimentaires spécifiques, parfois teintées d'une touche d'exagération : le décolleté pigeonnant du chemisier rouge de Brenda Willis, les pagnes et les parures stéréotypées des Magombos, la robe et les charentaises très confortables de la mère de Louis, les tenues racoleuses et voyantes des différentes prostituées.


De séquence en séquence, le lecteur peut se projeter dans chaque endroit grâce à un travail soigné du chef décorateur. La recréation du salon d'une maison de riches propriétaires du Sud est consistante et cohérente. La page d'ouverture du deuxième récit montre les différents animaux qu'évoque le guide : serpent, alligator, toucan, calaos, grenouille du Brésil. Le Citroën type H (utilitaire léger de type fourgon automobile) est d'une authenticité remarquable. Le salon de la mère de louis est confortable et accueillant. Le lecteur se dit qu'il aimerait bien profiter du soleil sur un transat, dans le jardin de Georges et Louis (mais de préférence sans eux). L'opulence des différents intérieurs décrits dans la dernière histoire atteste de l'aisance financière des différentes femmes de Louis. Pour ses découpages de planche, Goossens privilégie les cases bien détourées et sagement alignées. Le nombre de case par page est en moyenne de 6, mais il peut monter jusqu'à 12 quand il s'agit d'une discussion entre Louis et sa mère, et que l'intérêt visuel réside dans le langage corporel des interlocuteurs : variation des postures, expressions des visages. Il n'y a que dans l'histoire Une fille formidable, où Goossens se lâche un peu avec des dessins différents coexistant au sein d'une même case, ou des cases sans bordure, pour que la forme de la narration soit à l'unisson du poème en prose.


Le lecteur plonge dans une suite de 10 saynètes (ou 5, ça dépend comment il compte, mais on ne va pas revenir dessus) grâce à des images soignées, des acteurs avec une trogne marquée, mais avec un jeu d'acteur naturaliste, des décors réalistes et détaillés. En total décalage, dès la première histoire, il est confronté sans ménagement à l'humour puissant de l'auteur. Cela commence par un jeu sur une référence, celle aux Bidochon et à Binet dont les noms sont écorchés. Par la suite, Goossens effectue d'autres références plus ou moins marquées, parfois à ses propres œuvres (L'encyclopédie des bébés), parfois à des films précis (Autant en emporte le vent dans la première histoire), parfois de manière plus générique (le héros viril et marqué par ses aventures), parfois à des stéréotypes culturels (à de nombreuses reprises sur les prostituées dans ce tome), d'autres fois à des humoristes comme Fabrice Luchini ou Édika (une maladie imaginaire appelée Delirium Profondicum). Il peut aussi effectuer des variations humoristiques sur des expressions toutes faites comme Femme qui rit à moitié dans son lit, Couvrir une femme de bijoux, Un individu dans sa tour d'ivoire. Il s'amuse également beaucoup avec les conventions propres aux publicités télévisuelles pour les couches. Enfin il n'hésite pas à utiliser une citation totalement inventée de René Chateaubriand : Le désespoir, c'est une culotte vide ; à quoi bon mettre les mains dans le désespoir ?


Le lecteur peut prendre la première saynète comme une aimable moquerie des producteurs ou auteurs se lançant dans l'adaptation cinématographique d'une œuvre (ici une série de bande dessinée) sans rien en connaître et en la transformant tellement qu'il ne reste plus rien de la création originelle. La deuxième histoire commence comme un pastiche d'une comédie dramatique où une femme va découvrir les vraies valeurs de la vie au contact d'un homme marquée par la nature, et des indigènes africains. Mais rapidement, l'histoire se transforme en une réclame pour les couches pour bébé (avec les petites fronces à l'entrejambe), aboutissant à un manteau de couches sales que même Lady Gaga n'aurait pas eu l'audace de concevoir. Goossens met en œuvre un humour absurde à froid, en utilisant des conventions et des stéréotypes de différents genres littéraires en dehors de leur contexte, à contretemps, les désamorçant totalement. Parfois, le lecteur a besoin de prendre un peu de recul pour mesurer l'absurdité d'une situation allant jusqu'à l'obscène, par exemple Louis taxant sa mère pour aller voir les prostituées, en lui expliquant leurs difficultés économiques. En fonction de son état d'esprit, le lecteur peut trouver les situations juste absurdes sans aucune dimension comique (les blagues filées sur les couches souillées), ou au contraire d'une perspicacité pénétrante et élégante (la transposition des formes de poitrine et de seins, à la forme des portefeuilles des hommes). Dans tous les cas, il sait que l'auteur maîtrise chaque abus de langage, chaque situation absurde, et qu'il le fait sciemment.


L'appréciation de ce tome et de cette forme d'humour dépend beaucoup de l'état d'esprit du lecteur. Le savoir-faire et les compétences de l'auteur apparaissent comme une évidence, qu'il s'agisse de la qualité de ses dessins et de sa narration visuelle, ou de l'inventivité des différentes situations. Pour ressentir l'effet comique des situations et des propos, le lecteur doit y participer activement, en se moquant de ce qui lui est montré, soit de la bêtise des personnages, soit de leur misère affective. Ce sens de l'absurde repose sur la conviction profonde que la vie est dépourvue de sens et que chacun est prisonnier de sa finitude ce qui fait de lui un idiot se heurtant à ses limites. De ce point de vue, il devient drôle que Louis s'ouvre de sa misère sexuelle à sa mère, ou que la frustration soit au cœur de la vie de tout être humain, sans espoir d'y échapper. C'est un humour qui ne peut pas laisser indifférent, mais qui peut aussi s'avérer très dérangeant. 4 étoiles pour une inventivité extraordinaire, et pour une vision de la vie peut-être trop décapante, trop décillée qui fait que le lecteur n'éprouve pas d'envie de s'identifier aux personnages.


samedi 17 novembre 2018

Ceux qui restent

Tu as dans la tête, l'envie de repartir, c'est ça ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Le scénario a été réalisé par Josep Busquet, les dessins et la mise en couleurs par Alex Xöul. Il comprend 126 planches de bande dessinée

Par une nuit tranquille et dégagée avec la Lune brillant dans une mer d'étoiles, une créature fantastique (un Wumple du pays Auxfanthas) pénètre dans la chambre du petit Ben Hawkins (8 ans) et lui indique que seul lui peut sauver son royaume qui est en danger. L'enfant l'accompagne pour vivre des aventures merveilleuses. Le lendemain matin, les époux Hawkins (Susan & Edward) se réveillent tout étonnés de ne pas avoir été dérangés par leur fils. Susan va s'enquérir de lui, mais ne le trouve pas dans sa chambre, ni nulle part ailleurs dans la maison. Le couple fait appel à la police et reçoit un inspecteur (Phil) et son ajointe Laura Bradford. Ces derniers sont persuadés qu'il s'agit d'une fugue, du fait qu'il n'y a aucune trace d'effraction. Le couple Hawkins est sans histoire et sans reproche, et la communauté du quartier les soutient dans leur épreuve. Ils passent dans une émission de télévision locale pour lancer un appel à Ben s'il les entend, et à toute personne susceptible de disposer d'informations. Les jours passent, puis les semaines, et la police commence à suggérer que les parents doivent peut-être se résoudre à envisager le pire. Les parents continuent à poser des questions dans le voisinage et dans les environs, et à apposer des avis de recherche.


Susan et Edward Hawkins repassent dans une émission de télévision, cette fois-ci avec une animatrice moins compatissante, et ne manquant pas d'insinuer que l'absence d'effraction et de toute piste tangible peut laisser supposer que cette disparition ait été organisée par des individus très proches de l'enfant. Alors que le couple commence à abandonner tout espoir et que les insinuations leur sape le moral, ils entendent du bruit à l'étage un soir. Ils se ruent dans la chambre de Ben et le découvrent affalé sur son lit avec tout un tas d'objet à ses côtés, comme une couronne, une besace, une épée dans son fourreau, etc. La famille est à nouveau réunie. L'enfant est en bonne santé et d'une humeur enjouée, racontant des aventures extraordinaires dans un pays magique. Il y a aussi la question du temps écoulé, visiblement beaucoup plus court pour Ben que pour ses parents. Les proches viennent voir l'enfant retrouvé. Les médias se font écho de la bonne nouvelle. Il n'y a qu'un seul journaliste, Alan Lesstone, pour trouver que la police n'a rien résolu dans cette histoire. Enfin, Susan et Edward Hawkins reçoivent la visite de l'inspecteur Phil et de Laura qui leur indiquent qu'il reste une formalité à effectuer : un entretien avec une pédopsychiatre pour Ben.


Josep Busquet a eu une idée très intrigante : qu'arrive-t-il aux parents quand leurs enfants s'en vont sauver des royaumes imaginaires ? Avec ce point de départ épatant, il indique que son récit repose sur le principe d'un conte pour enfants, mais qu'il s'adresse aux parents. Le lecteur fait donc la connaissance d'un père et d'une mère, bien sous tout rapport : en bonne santé physique, avec une certaine aisance financière (assez pour se payer une maison dans un quartier agréable), selon toute vraisemblance seul le père travaille, mais il n'en est jamais question. L'enquête de voisinage menée par la police permet d'établir qu'il s'agit d'un couple irréprochable, au-dessus de tout soupçon selon l'expression consacrée. Le lecteur peut facilement compatir à leur détresse : la disparition d'un enfant, sans explication rationnelle, sans faute ou imprudence de leur part. Il compatit tout autant lorsqu'une membre de l'Association des Parents d'Enfants Aventuriers fait fort justement observer qu'ils auraient fait pareil à son âge si l'occasion leur en avait été donnée. Il s'agit d'une remarque aussi cruelle que pertinente. Le scénariste déroule alors de manière très linéaire la vie des parents : signalement à la police, recherche dans le quartier, communication aux médias. Le retour de Ben permet à la famille de se reconstituer comme avant. Il plane bien sûr le risque que Ben puisse repartir. Fort heureusement, les membres de l'Association les ont préparés à cette éventualité.


Rapidement, le lecteur se rend compte que le scénariste a opté pour une narration très factuelle et pragmatique. Il ne s'attache qu'aux faits ayant trait directement à l'affaire, ce qui explique qu'il ne soit jamais question du travail d'Edward Hawkins. Il prépare de quoi relancer son intrigue quelques pages à l'avance, comme par exemple l'existence fort opportune du journaliste Alan Lesstone. Ensuite, il a choisi de raconter un récit sur la longueur, à la fois en termes de pagination, mais aussi en termes de durée. Afin de pouvoir couvrir le nombre d'années qu'il s'est fixé, il a recours à plusieurs reprises à un récitatif dans des cartouches de texte. Cela lui permet de décrire une situation en évoquant plusieurs points de vue dans un nombre restreint de cases. Cela crée également une distanciation vis-à-vis des personnages. Lors de ces phases sans dialogue, le lecteur perd sa connexion affective avec eux et les observe de loin. Or Ben brille surtout par son absence, plus rarement par son entrain pour ses aventures. Du coup, le lecteur ne peut pas se projeter dans ce personnage tout juste esquissé. L'inspecteur Phil est un professionnel effectuant son travail avec rigueur, de manière dépassionnée, et le lecteur n'apprend rien de sa vie personnelle. Son adjointe Laura Bradford fait preuve de plus d'émotion dans l'exercice de ses fonctions, mais là aussi la narration maintient une distance avec le personnage n'indiquant rien de sa vie personnelle, ne permettant pas au lecteur d'éprouver de l'empathie pour elle, tout au plus un peu de sympathie. De la même manière, Estella et Arthur sont sympathiques, comme des connaissances prêtes à aider, et ça s'arrête là. Ce choix narratif est très cohérent dans son ensemble : l'enjeu du récit réside dans l'incidence de la disparation de Ben sur la vie de ses parents, pas dans le développement des personnages secondaires.


Cette distanciation se retrouve également dans les dessins, mais d'une manière différente. Axel Xöul réalise des cases dans un registre descriptif et réaliste. Tout du long de l'album, le lecteur est impressionné par l'implication de l'artiste. En effet la composante descriptive est présente dans toutes les cases, y compris dans les scènes de dialogue de plusieurs pages, comme la première participation à une réunion de l'Association pour les Parents d'Enfants Aventuriers. Elle se tient de la page 47 à 52, et pas une seule case n'est dépourvue d'arrière-plan. Le lecteur commence par accompagner les parents Hawkins qui montent l'escalier pour accéder à la porte d'entrée. Puis il pénètre avec eux dans un vaste vestibule, passe dans la pièce principale où se tient la réunion. Il peut tourner la tête pour regarder l'ameublement, le papier peint, la disposition des fauteuils, le lustre, la bibliothèque, les rideaux, etc. Lorsque l'artiste resserre sa prise de vue entre plan taille et plan poitrine sur un personnage, il prend soin de représenter la portion de mur qui se trouve derrière lui. Ainsi le lecteur se familiarise avec l'agencement de la chambre de Ben, avec le salon des Hawkins, avec leur cuisine, avec un plateau de télévision, avec le cabinet de la première pédopsychiatre, avec le bureau de l'inspecteur Phil et celui de Laura Bradford, avec la rue des Hawkins, avec le bureau et le plateau de télévision d'Alan Lesstone. Toutefois, le lecteur peut ne pas prendre la dimension de la qualité descriptive du fait de couleurs un peu fades et dans des tons assez proches, donnant une apparence presque sépia, à la fois comme s'il s'agissait d'une histoire passée, à la fois comme s'il n'y avait aucune joie dans le récit.


Sous réserve qu'il y prête également attention, le lecteur se rend compte que les personnages disposent également d'une vraie personnalité graphique, que ce soit par leur morphologie différenciée, sans être exagérée, par leurs tenues vestimentaires, par leur chevelure et leur implantation capillaire. Il peut même voir certains prendre l'âge avec une silhouette qui s'empâte un peu ou des traits qui se creusent. Là encore l'approche naturaliste a pour effet d'atténuer les émotions, la mise en couleurs augmentant cet effet. Il faut que le lecteur fournisse un véritable effort pour percevoir les nuances d'expression sur les visages, alors qu'elles sont bien là, avec une direction d'acteur juste et délicate. L'artiste s'avère également être un metteur en scène doué, concevant des plans de prise de vue travaillés pour les dialogues comme pour les séquences enfilant une image unique par événement. De fait, la narration visuelle est variée et entraînante, sans être syncopée ou sensationnaliste. Paradoxalement, ces qualités accentuent encore l'effet de reportage distancié, sans réelle implication émotionnelle. Le lecteur se retrouve également confronté à un autre parti pris très déstabilisant. S'il observe les toits des habitations, il a l'impression qu'il s'agit de toits de Paris. S'il observe le quartier, il lui trouve quelques éléments de petite ville anglaise. Sur la portière de la voiture de police (page 37), il a la surprise d'y voir figurer une étoile, ce qui évoque plus la fonction de shérif aux États-Unis. Il n'arrive pas non plus à comprendre le choix des modèles de voiture qui circulent dans les rues, plutôt années 1930, alors que le récit donne l'impression de se dérouler dans les années 1950 ou 1960. C'est comme si Alex Xöul décrit un monde de conte dans lequel évoluent des adultes, un monde composite pas vraiment réel.


Le lecteur en déduit qu'il lit plutôt un conte à destination d'adultes, sur les parents dont l'enfant vit des aventures dans un monde fantastique de conte. L'effet est très déstabilisant, car il s'attendait plutôt à une approche naturaliste, peut-être photoréaliste pour montrer les tourments des parents. D'un autre côté, ce choix graphique évite que le lecteur ne se focalise sur l'inexistence de mondes fantastiques où peuvent se rendre les enfants. Il referme ce livre avec un sentiment frustrant d'absence d'implication et en même temps de déprime. Il lui faut un peu de recul pour prendre la mesure de ce qu'il vient de lire : l'histoire d'un enfant qui vit sa vie sans ses parents (mais sans grandir), et de parents qui en supportent de plein fouet les conséquences, sans aucune maîtrise, aucune possibilité d'infléchir la situation. Au fils des séquences, Josep Busquet utilise également à bon escient des mécanismes sociaux terribles : les commérages pleins de sous-entendus pernicieux du voisinage (alors qu'il est indiqué que le couple Hawkins est irréprochable), la presse amplifiant les rumeurs sans fondements, le journaliste (Alan Lesstone) qui part en croisade sans preuve (l'intime conviction l'emporte sur la raison), le diagnostic de séquelle à retardement pour l'enfant, la vie qui continue comme si la disparition d'un enfant n'avait pas de conséquence, l'opposition entre la conviction que les histoires d'enfant se terminent bien et la situation des parents de Ben, etc. Tout cela dépeint une situation et un monde sans espoir, malgré la bienveillance de quelques personnes et leur expérience de la situation.


Cette histoire repose sur un point de départ piquant et plein de promesses. Il se trouve que le scénariste déjoue toutes les possibilités d'escalade de l'intrigue, en adoptant le ton dépassionné d'un reportage factuel, et que le dessinateur fait tout pour ne pas mettre en avant les qualités de sa narration visuelle. Le récit suit un déroulement très logique, évitant l'émotion exacerbée du sensationnalisme, limitant de fait l'implication émotionnelle du lecteur. Il termine sa lecture avec une impression déprimante, générée par le caractère inéluctable et foncièrement indifférent des réactions de la société, broyant les individus dont l'histoire personnelle ne se conforme pas à une forme de normalité. Entre 4 et 5 étoiles en fonction des attentes et de la sensibilité du lecteur.



mardi 13 novembre 2018

Bluebells Wood

Il faudrait peut-être te laisser faire par l'inattendu.

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Le récit a été entièrement réalisé par Guillaume Sorel, scénario, couleur directe. Il comprend une introduction de 2 pages rédigée par Pierre Dubois, citant Paul Claudel, et le poème Annabel Lee d'Edgar Allan Poe. Il se termine par une postface d'une page rédigée par Sorel, évoquant sa pause d'un an en bande dessinée pour se consacrer à l'illustration et à la peinture, ainsi qu'à une longue promenade effectuée sur l'île de Guernesey, à la recherche d'un endroit dénommé Bluebells Wood, et la découverte, à la place, d'un lieu plus sauvage et d'une crique où est bâtie une unique maison. S'en suivent 19 pages de recherches graphiques pour la BD, et de peintures sur le thème des sirènes.

À l'automne, sur la lande proche de la mer, un chevreuil est en train de brouter, et il relève soudain la tête. Un chien, la bave aux lèvres, se lance vers lui, menaçant et agressif. Il s'enfuit jusqu'au bois proche et disparaît dans la brume de la forêt aux hyacinthes (Bluebells Wood). Il chute de plusieurs mètres de haut, tombant dans une clairière verdoyante, parsemée de hyacinthes. William John, peintre, a entendu le bruit de la chute, depuis son atelier. Il sort de sa maison sur la plage et pénètre dans le bois. Il y trouve le cadavre du chevreuil. Il ne comprend pas comment il a pu tomber du ciel, à travers les arbres qui sont plus haut que les tours du château d'Édimbourg. Il traîne le chevreuil jusqu'à la petite plage de sable blanc, et il va chercher un couteau pour le dépecer sur une grande roche plate baignant dans l'océan. Il récupère les morceaux, et balance les abats dans l'eau pour que les crabes et les mouettes se régalent. Les mouettes arrivent mais s'éloignent aussitôt sans toucher aux restes.


William rentre chez lui avec sa brouette chargée de viande, ne comprenant pas pourquoi les mouettes n'ont pas voulu de la viande. Le soir, il sert le chevreuil en daube à son ami Victor qui est venu lui rendre visite. Il évoque le souvenir d'Héléna, la vie de reclus de William, et son avancée dans ses peintures. Sur la plage, du bruit se fait entendre à côtés des os du chevreuil. Le lendemain, les écureuils et le renard de la forêt sont effrayés par quelque chose. William est en train de préparer sa peinture noire. On frappe à la porte ; c'est Rosalie, la femme qui lui sert de modèle. Elle se déshabille et s'installe sur le canapé pour prendre la pose, William ne lui adressant quasiment pas la parole. Distrait par le bruit d'un écureuil glissant affolé sur le toit, il congédie son modèle. Il se rend sur la plage, et met sa barque à l'eau, avec son matériel de peinture. Il a pêché quelques poissons. Une longue ombre passe sous sa barque dans l'eau claire. Il est attaqué par 2 longues sirènes qui s'en prennent à lui et tentent de faire chavirer son esquif.


Le lecteur se réjouit par avance de pouvoir découvrir de nouvelles planches de Guillaume Sorel, qui l'emmèneront dans un endroit chargé de légendes. Il est aux anges dès la séquence d'ouverture composées de 4 planches et une demie, dépourvues de texte, lui offrant de suivre le parcours d'un chevreuil. Il découvre un paysage magnifique, une lande ondulée, avec une herbe déjà brunie par l'approche de l'automne, des feuilles virevoltant au vent, un arbre à la forme torturée suite à l'action de l'anémomorphose, des roches affleurantes, partiellement recouvertes de mousse, et tout ça rien que dans la première case. La quatrième page de bande dessinée lui permet de fouler le sol de la forêt de Bluebells, avec une herbe vive et verte parsemée des tâches bleues des hyacinthes, des troncs vigoureux, un feuillage aux couleurs irisées très haut dans le ciel. Par la suite, le lecteur éprouve l'impression d'entendre le sable de la petite plage, crisser sous ses pas. Il hume l'humidité de l'air marin, en regardant les rochers battus par les flots. Lorsque William est en mer, il se retourne pour admire la côte, à la fois la plage, mais aussi les petites falaises dont la forêt arrive jusqu'en bordure. Il apprécie d'avoir une vue globale de l'anse, depuis la mer quelques pages plus loin (page 54). De la même manière, Guillaume Sorel montre la plage sous plusieurs angles au fil des séquences, à des moments différents de la journée, avec un éclairage variable. L'ambiance n'y est pas du tout la même en plein soleil, qu'à la nuit tombante.


À chaque fois que William retourne dans la clairière aux hyacinthes, le lecteur ressent une forme de sérénité qui se dégage de ce paysage paisible et accueillant, de cette herbe souple et épaisse, de la protection offerte par les hautes frondaisons. La représentation de la maison sur la plage offre tout autant d'intérêt, à la fois sa forme extérieure, sa terrasse s'appuyant sur un mur de pierre, à la fois l'aménagement intérieur, qu'il s'agisse de la salle de bains avec sa baignoire métallique, de la pièce de travail de William avec sa bibliothèque, son chevalet, ses toiles, ses pots à pinceau, ses chiffons, tout le matériel d'un peintre. S'il en éprouve le goût, le lecteur peut laisser son regard s'attarder sur les accessoires de chacune des pièces, l'artiste y ayant inséré de nombreux détails, des cadres souvenirs de William, à un verre d'eau posé négligemment au pied du canapé pour que Rosalie puisse se désaltérer à sa guise, sans avoir à se déplacer. Il y a bien sûr un autre environnement qui occupe une place majeure dans le récit : l'océan. Au fil des séquences, le lecteur peut voir l'eau calme, agitée par de petites vaguelettes avec la nuée de mouettes et de goélands, la magnifique eau bleue plus profonde quand William s'éloigne un peu en barque, une belle eau transparente quand l'ombre d'une sirène passe sous la barque, l'eau ruisselante le long de la barque ou des rochers, les étranges clapotis ponctuels quand la renarde nage, la masse sombre, insondable et agitée quand les vents se lèvent.


La lecture de cette bande dessinée ne procure pas qu'un plaisir esthétique devant la beauté plastique des images. Guillaume Sorel est aussi un vrai conteur, capable de créer des images mémorables, et des séquences impressionnantes. Après avoir refermé cette BD, le lecteur conserve des visions saisissantes à l'esprit, outre la beauté des sites. Il s'agit parfois d'un détail : les poils du pinceau de William trempés dans la peinture, un écureuil dérapant sur une ardoise du toit, les poissons fraîchement péchés s'agitant dans un seau d'eau, le homard encore vivant désorienté sur la table de la cuisine. Il peut aussi s'agit d'un spectacle plus impressionnant comme une nuée de mouettes et de goélands, l'assaut des sirènes sur la barque, le brouillard se levant sur la mer. Il peut encore s'agir d'une séquence muette racontant un moment où l'émotion s'intensifie, car il y a 17 pages muettes sur 70, et encore à peu près autant ne comprenant qu'un seul phylactère ou une seule cellule de texte.


Guillaume Sorel a l'art et la manière d'installer une ambiance ou une sensation au sein d'une scène, avec ou sans mots. Comme le lecteur peut s'y attendre, ce récit comporte une histoire d'amour un peu compliquée. Alors qu'il vit dans une demeure isolée, William John bénéficie de l'intérêt d'une femme et il y a plusieurs séquences de nu. L'artiste met en valeur le corps féminin, sans recourir à des poses lascives ou obscènes, avec des femmes dont la morphologie n'est pas celle d'un mannequin longiligne. Il sait souligner la sensualité de l'une ou de l'autre, en cohérence avec sa personnalité, celle de Rosalie étant très différente de celle des sirènes. Lors des étreintes amoureuses, il reste du côté d'un érotisme doux, faisant ressortir la complicité des amants par des caresses sensuelles. Le récit comprend également une dimension angoissante liée aux 2 sœurs de la sirène qui ne partagent pas son intérêt romantique pour un être humain. Sorel s'appuie peu sur des agressions physiques pour faire monter la tension et installer un malaise. Dans son introduction, Pierre Dubois attire l'attention du lecteur sur la savante habileté avec laquelle l'auteur fait sourdre le malaise et l'installe durablement. Au grand étonnement du lecteur, le premier sens sollicité est celui de l'ouïe. De manière chronique, il se produit des bruits étranges et inattendus. Le lecteur peut voir sur le visage de William John que ces bruits, ces craquements ne sont pas normaux. Les animaux y réagissent aussi en adoptant une posture inquiète.


Outre le comportement des humains, et les remarques que se fait William (soit en parlant à haute voix comme une personne seule, soit dans de brèves phrases de son flux de pensées), il y aussi le comportement des animaux qui devient parfois contre nature, comme s'il se produisait des événements qui relèvent du surnaturel. La citation en quatrième de couverture indique qu'il s'agit d'un récit avec une dose d'horreur. Il s'agit plus en fait pour l'auteur de faire naître l'effroi, par une accumulation progressive de petits phénomènes inhabituels. Il y a bien sûr l'existence de créatures comme des sirènes, mais le lecteur constate aussi que le comportement de William John ne s'explique pas entièrement de manière rationnelle. Ses soupçons se confirment de manière confuse avec la visite d'Héléna, sans qu'il ne sache exactement à quoi s'en tenir. En cela la référence à Edgar Allan Poe dans l'introduction de Pierre Dubois met la puce à l'oreille du lecteur, et s'avère très pertinente. S'il y est sensible, il retrouve effectivement cette façon de susciter l'inquiétude propre à Poe ou aux autres auteurs que cite Dubois, comme William Hope Hodgson. William John est dans une phase de transition où il doit faire le deuil de sa relation avec Héléna et accepter l'irruption de l'inattendu dans sa vie. Il est en proie à une inquiétude lancinante face à la vie, à l'inattendu que lui réserve l'avenir.


En découvrant une nouvelle bande dessinée de Guillaume Sorel, le lecteur est conquis d'avance par la promesse de planches magnifiques, d'images impressionnantes, transcrivant la beauté et la séduction de la nature, ainsi que les tourments de l'âme humaine, son intranquillité. Ce récit comble ses horizons d'attente, avec l'irruption du surnaturel, une progression déstabilisant aussi bien le personnage principal que le lecteur, la mise en scène d'un merveilleux aussi bien fascinant qu'inquiétant. À la fin le lecteur se rend compte que William John est autant le jouet des circonstances (l'apparition d'une sirène) que de ses traits de caractère qui sont comme une puissance qui modèle sa vie, sans échappatoire possible. En prime, il s'avère que l'intrigue se révèle plus riche que prévue, ne se limitant pas à cette passion entre un homme et une sirène.



mercredi 7 novembre 2018

L'âge d'or T1/2

On ne peut changer l'ordre naturel du monde.

Ce tome est le premier d'un diptyque qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. L'histoire a été coécrite par Cyril Pedrosa & Roxanne Moreil et mise en images par Pedrosa. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs comprenant 224 planches.

Dans le bois d'Armand, des nobles avec leurs serviteurs se livrent à une chasse à courre, les chiens pourchassant le gibier. Un peu à l'écart de la progression de la meute, trois gueux discutent : Poudevigne (le gros), Languille (le grand maigre), Petit Paul le bossu. Ils évoquent ce qui est arrivé au père Mathurin qui avait récupéré le cadavre encore frais d'une biche dans un fossé. Il l'avait faite préparer par sa femme, mais Ancelin, l'intendant du château, était arrivé alors qu'ils s'apprêtaient à la manger. Ils estiment qu'il n'est pas juste qu'ils ne puissent pas eux aussi manger des parties nobles du gibier. Ils entendent le cor du seigneur d'Alancelle et en déduise que la bête a été mise à mort et qu'ils pourront avoir un peu de tripailles. Ils pensent qu'ils pourraient jouir d'une vie plus douce dans le royaume de la Péninsule. Leur discussion est interrompue par un noble, accompagné de son épouse et de son équipage, qui leur demande comment rejoindre la roue d'Antrevers. Les gueux leur répondent, mais Petit Paul ayant des propos malheureux, la récompense pour cette information leur échappe.

Tous les seigneurs dont la santé le leur permet sont venus au château du roi, pour assister à ses funérailles, et participer à la cérémonie d'intronisation de son successeur. Dans la grande salle, Tankred de Malefort accompagné de l'écuyer Bertil croise Loys de Vaudémont qui le toise avec mépris, et l'asticote pour ses bons sentiments. Dans la salle du pouvoir, Tilda (la princesse) reçoit un seigneur pour régler une affaire d'impôts. Elle ne cache pas son mépris pour cet individu grassouillet, même si sa mère lui fait observer qu'elle n'est pas encore reine. Dans ses appartements, le petit frère de Tilda reçoit des pages qui lui enjoignent de revêtir ses habits de deuil. En se rendant dans ses appartements, Tilda fait un malaise sur le seuil. Elle tombe dans les bras de Tankred. Une fois remise, elle évoque avec lui sa montée sur le trône et le fait qu'elle va recevoir en héritage un royaume en souffrance. Le lendemain elle se rend seul devant la dépouille du roi avant la cérémonie, mais elle est arrêtée par les soldats car le seigneur Loys Vaudémont réalise un coup d'état, en installant le jeune prince sur le trône, avec l'appui de la reine mère. Tilda est condamnée à l'exil sur l'île de Malefosse.



Cyril Pedrosa a acquis sa renommée avec des bandes dessinées intimistes comme Portugal (2011) et Équinoxe (2015). Le lecteur ne s'attend donc pas à ce qu'il réalise un récit de chevalerie dans un moyen-âge de pacotille, sans velléité de reconstitution historique. Dans des interviews, Roxanne Moreil et lui ont déclaré qu'ils souhaitaient raconter une véritable épopée ce qui justifie la pagination abondante, ce tome n'étant que le premier d'un diptyque. Le lecteur découvre effectivement une histoire de succession au sein d'un royaume étendu. Il y a une princesse qui est l'héritière naturelle du trône. D'un côté, c'est l'enfant la plus âgée du roi ; de l'autre côté, la coscénariste souhaitait qu'il y ait des personnages féminins forts. Il croise une princesse, un prince, une reine mère, plusieurs seigneurs régnant sur leur fief, des soldats, des gueux. Il est question d'impôts, de famine, de serfs, de guerre. Les tenues des personnages évoquent une sorte de bas moyen-âge, que ce soit les tenues civiles ou les tenues militaires. L'architecture des constructions (châteaux, maisons, cabanes) reste assez vague, avec une influence hispanisante par endroit.

L'intrigue repose sur une quête claire : Tilda veut retrouver le trésor indiqué par son père. Elle dispose d'une lettre d'un de ses vassaux indiquant qu'il détient une information relative au trésor, dans son fief de la Péninsule. Contrainte et forcée par le coup d'état ayant placé son frère sur le trône, elle se met en marche, secondée par 2 fidèles compagnons : un chevalier ayant été au service de son père, et son écuyer ayant joué enfant avec elle. Comme dans toute quête qui se respecte, il y a des obstacles sur la route, et des épreuves à passer. La particularité réside dans le fait que Tilda n'est pas au meilleur de sa forme, blessée dans sa fuite, et sujette à des visions qui altèrent sa perception et la font défaillir régulièrement. Du coup, les épreuves prennent des formes qui sortent de l'ordinaire : ce n'est pas une épreuve physique (même s'il y a des affrontements à l'épée), ni des épreuves d'intelligence (même si les personnages sont amenés à réfléchir). Les épreuves que doit surmonter Tilda sont d'un autre ordre : elle doit se confronter à des communautés au mode de fonctionnement plus ou moins éloigné de celui du domaine de son père, ainsi qu'à ses visions qui semblent annoncer un futur belliqueux et sanglant.


Dès la couverture, le lecteur se rend compte que la narration visuelle va aussi s'avérer inhabituelle. Il regarde des personnages aux morphologies exagérées, que ce soit la silhouette longiligne de Tilda, la carrure extraordinaire de Tankred, la difformité de Petit Paul, la silhouette décharnée du seigneur Albaret. Quand il observe les visages, il voit des traits simplifiés et des expressions un peu exagérées, que ce soit l'air idiot du bossu, ou les yeux ronds de Bertil. L'artiste peut également exagérer d'autres parties du corps, comme la longueur du nez de Tankred, ou le double menton de Jeanine, la servante du seigneur Albaret. Ainsi le lecteur a parfois l'impression de regarder des personnages de dessin animé pour la jeunesse, avec une influence de l'esthétique des princesses Disney comme la belle au bois dormant. Dans le même temps, il apprécie l'expressivité des visages et se rend compte de l'étendue de la gamme des états d'esprit qu'ils reflètent, et des émotions qu'ils montrent. Le lecteur ne s'attend pas forcément à lire un mépris distancié aussi convaincant sur le visage Loys de Vaudémont, ou une assurance tranquille sur le visage de Tankred de Malefort, ou encore une telle souffrance sur celui de Tilda reflétant de terribles tourments intérieurs.


Le lecteur est encore plus surpris par la mise en couleurs qui peut être intensément flamboyante (pour la chasse à courre), ou étonnamment expressionniste (pour la progression de Tilda sous les eaux). Dans la vidéo promotionnelle de l'ouvrage, le lecteur découvre que Cyril Pedrosa a réalisé ses planches de manière traditionnelle, en détourant les formes par des traits encrés, et en appliquant des aplats de noir. La suite sort de l'ordinaire puisqu'il a numérisé toutes ses planches, et appliqué les aplats de couleurs à l'infographie, en inversant le contraste pour certaines planches, les aplats de noir devenant alors une surface avec une couleur. Le lecteur plonge dans ce qui lui semble être un tourbillon de couleurs souvent pastel, rarement naturalistes. Il est également déstabilisé par le fait que les traits de contours ne sont presque jamais noirs, et souvent de différentes couleurs au sein d'une même case. L'artiste a su ainsi créer une apparence à nulle autre pareille, totalement originale pour une bande dessinée. Cette approche chromatique génère une sensation de lecture à la fois riche et troublante. Le lecteur se retrouve sans cesse à ajuster son état d'esprit, passant d'une scène rouge et orange (la chasse à courre) avec une impression d'incendie, à une scène violette et taupe dans le château (pour une sensation feutrée et vaguement féminine), puis à une séquence très rose dans la chambre de Tilda (alors que son comportement n'est pas celui d'une petite fille féminine). Au fil des séquences, le lecteur éprouve des sensations étranges, suivant que la mise en couleurs est en adéquation avec les couleurs naturelles (vert foncé et bleu foncé dans une clairière la nuit), ou en sans rapport évident (un violet sombre pour des rochers en montagne).


Il faut donc un temps d'adaptation au lecteur pour qu'il se rende compte que derrière ces apparences à l'esthétisme très marqué et très personnel, Cyril Pedrosa réalise des dessins descriptifs avec un fort niveau de détails. Le lecteur peut ainsi prendre le temps de regarder l'ameublement des différentes pièces du château du défunt roi, le détail des bâtiments du domaine d'Abigaëlle, ainsi que son potager, les ouvrages entassés dans la bibliothèque, les ornements du carrosse du jeune roi et de la reine mère, l'architecture de la demeure du seigneur Albaret, ou encore les étonnantes ruines qui abritent le trésor. En découvrant la première scène le lecteur se rend également compte que l'artiste a composé une suite de 3 dessins en double page qui en fait n'en forment qu'un seul sur 6 pages. Il représente un décor en toile de fond sur lequel se déplace les personnages, sans délimitation de case. Sur un unique décor, il représente donc à plusieurs reprises (endroits) les mêmes personnages en train de progresser. Il a indiqué s'être inspiré des peintures de Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569), et en particulier de son tableau Chasseurs dans la neige (1565). En outre la pagination lui permet de développer des scènes à sa guise.


Le lecteur s'immerge donc un conte à la forme baroque, aux côtés de personnages complexes dépassant le clivage bien /mal. En effet, dans la scène introductive de la chasse à courre, la discussion entre les 3 compères comprend une dimension politique affirmée, soulignant que les gueux n'ont droit au mieux qu'aux restes de la classe dirigeante, et encore si les représentants de cette dernière sont dans un bon état d'esprit. La scène suivante avec l'aéropage du seigneur et de sa dame vient enfoncer le clou. La scène mettant face à face Tilda et un seigneur repu explicite la charge que font peser les impôts sur le peuple. La notion de classe fait surface à de nombreuses reprises, faisant apparaître les privilèges des nobles, mais aussi une barrière infranchissable quand Tilda (personne royale) remet à sa place Bertil (simple manant), un moment d'autant plus cruel qu'il n'y a pas d'intention méchante. Petit à petit, l'existence d'un texte décrivant un âge d'or fait progresser l'idée que cette société de classe n'est pas un ordre naturel et qu'il est possible d'imaginer une autre organisation qui a déjà existé par le passé. Il se produit alors un effet des plus déconcertants concernant le personnage de Tilda. Au début du récit, il ne fait nul doute qu'elle en est l'héroïne au sens romanesque du terme. Mais elle incarne aussi une forme de société inégalitaire et oppressive. Il apparaît que le précédent roi est tombé malade juste après avoir été mis en contact avec ce précieux trésor lié à l'âge d'or, comme s'il n'avait pas pu supporter la remise en question de la société de puissants et de serfs, comme s'il avait été contaminé par un virus, celui d'un ordre social plus juste et équitable.



Le portrait de Tilda devient de plus en plus ambigu au fur et à mesure du récit. Elle incarne la domination des nobles sur le peuple, et aussi le principe que sa naissance lui donne le droit de vie et de mort sur ses sujets. Dans le même temps, Tilda ne souhaite qu'améliorer la condition de son peuple, éradiquer la famine, lever des impôts plus justes, ramener une autre forme d'âge d'or. Son corps porte même les stigmates physiques de sa souffrance psychique. Mais c'est au lecteur de se demander si cette souffrance est générée par les épreuves à surmonter pour arriver au trésor qui lui permettra d'entamer la reconquête du trône, ou par l'intuition qu'elle va se retrouver face à un changement de paradigme, par l'incompatibilité entre la royauté et le bonheur de tous. S'il y prête attention, le lecteur constate que le seigneur Albaret porte lui aussi un stigmate révélateur : il est aveugle. Il a régné comme un seigneur éclairé et bienveillant, mais il est resté aveugle aux injustices consubstantielles d'un gouvernement de type royauté.


Cette première moitié de l'âge d'or propose un voyage sortant de l'ordinaire, un conte à la forme à la fois classique et inhabituelle. La mise en images impressionne par son foisonnement, par ses couleurs surprenantes, par sa forme aventureuse, et par sa rigueur et sa précision, ainsi que par les détails concrets. Il s'agit bel et bien d'un conte se déroulant dans un moyen-âge imaginaire, mettant en scène une princesse, son preux chevalier et son écuyer. Il s'agit bien d'un conte avec un deuxième niveau de lecture relatif à la forme d'une société. Dans le même temps, il n'y a pas de héros, même s'il y a des personnages au cœur pur. Il n'y a pas de hauts faits mettant en avant la valeur et le courage de l'héroïne, mais des épreuves plus complexes et moins directes. Roxanne Moreil & Cyril Pedrosa ont réalisé une histoire captivante et envoûtante, au charme esthétique original.