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jeudi 31 mai 2018

The Dream - tome 1

Toujours intéressant l'envers du décor.

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il est initialement paru en janvier 2018, écrit par Jean Dufaux, dessiné, encré et mis en couleurs par Guillem March. Dufaux est un scénariste réputé et prolifique de BD franco-belge ayant œuvré dans de nombreux genres. March est un dessinateur espagnol de bandes dessinés et de comics, ayant travaillé pour DC Comics, sur des séries comme Batman, Catwoman et Gotham City Sirens.

Dans un quartier de Broadway, une belle jeune femme blonde (Megan) se rend dans une boîte de nuit qu'on lui a recommandée pour son spectacle pornographique. Lorsqu'elle y pénètre, elle constate effectivement qu'il ne s'agit pas d'un établissement pour touristes. Elle envoie paître sans ménagement un jeune cadre qui essayait de la draguer, et s'installe pour profiter du spectacle. Jude entre en scène, nu, un beau jeune homme à la musculature bien dessinée sans être gonflée. Sa partenaire Ona le rejoint sur scène. Ils commencent à onduler au son des bongos, puis à s'accoupler en rythme. Les clients sont en transe devant le spectacle. Une jeune femme commence à entamer le mouvement pour rejoindre les artistes sur scène. Elle est arrêtée par son compagnon qui a remarqué l'entrée dans la boîte d'une femme asiatique (Sina Songh), accompagnée de 3 gardes du corps dont Owen Di. Elle se met à fumer malgré l'interdiction, alors que le patron lui-même vient lui offrir à boire, offert par la maison.

Megan sort pour fumer et demande au videur de lui indiquer la loge de Jude, après lui avoir graissé la patte. Elle va s'installer dans sa loge, sur son canapé, et l'attend. En arrivant, Jude lui demande ce qu'elle fait là après lui avoir dit qu'elle n'a pas le droit de fumer dans les loges. Megan ne se démonte pas et lui indique qu'elle est venue le recruter pour le premier rôle dans un film réalisé par Saul Epstein. Elle lui indique que si tout travail mérite salaire, Jude doit encore faire la preuve qu'il mérite un travail. Il s'agit d'un film retraçant un mois de la vie du poète Jon Keats (1795-1821). Jude ayant pris sa douche et s'étant habillé, ils sortent par l'arrière du bâtiment, où les attend Ona appuyée sur sa grosse moto. Mais sur ces entrefaites, Sina Songh arrive avec ses gardes du corps et l'un d'eux interpelle Ona. Elle ne se laisse pas faire, il la frappe, la met à terre et lui casse 2 ou 3 côtes à coup de pied. Sina Songh indique à Jude qu'il doit la suivre. Elle l'emmène pique-niquer sur a plage, et exige de faire l'amour avant sous la surveillance d'Owen Di.


Difficile de résister à la séduction vénéneuse de la couverture qui montre une belle femme élancée, avec un individu en serviette de bain qui s'avance vers elle, sa silhouette se reflétant dans le miroir. De plus le lecteur a l'assurance d'un scénario de bonne qualité du fait de l'expérience de Jean Dufaux. Un rapide feuilletage du tome montre des dessins très soignés, avec une mise en couleurs sophistiquée évoquant l'aquarelle, mais peut-être réalisée à l'infographie. Le début du récit installe rapidement la dynamique : un travailleur du sexe (Jude) est recruté par une rabatteuse (Megan) pour tourner dans un film à gros budget, sous réserve de passer quelques tests. Dans le même temps, une jeune héritière (Sina Songh) profite de l'agent de papa (Hue Songh) pour contraindre Jude à devenir son amant. Il s'agit donc d'un thriller, avec une touche de polar, et une ambiance de violence et de sexe, servi par des dessins très agréables à l'œil.

Guillem March est connu pour son travail sur des séries de premier plan de DC Comics, mais aussi pour ses pinups aux poses lascives et suggestives, en particulier avec une couverture polémique de Catwoman. Dès la première page, le lecteur a le plaisir de voir que pour cet album, il a adopté un mode de représentation correspondant à une bande dessinée franco-belge, dans un registre descriptif plus dense. Le lecteur peut donc admirer les lumières de la ville dans la perspective de la rue du quartier de Broadway, avec une belle teinte rose générée par les néons. La rue à l'arrière de la boîte présente un urbanisme réaliste, avec des façades réalistes, baignant dans une lumière jaunâtre un peu grisâtre correspondant bien à ce type de rue. Si le lecteur lève la tête (euh, non pardon, regarde le haut de la case supérieure en page10), il peut voir les nuages rétro-éclairés par la lumière lunaire. Le lecteur éprouve la sensation de se trouver aux côtés de Sina & Jude sur la plage. Juste après il découvre Megan et Jude en train de prendre un verre à une terrasse de café, protégé par un parasol, d'un chaud et doux soleil d'été. L'effet est remarquable, avec des ombres projetées des feuilletages, représentées à l'aquarelle, transcrivant avec délicatesse l'impression ressentie sous cet ombrage discret et changeant.


Tout du long du récit, Guillem March donne à voir des endroits bien consistants, avec un fort niveau de détails, sans donner l'impression de surcharger les cases. Le lecteur se projette avec plaisir dans ces endroits qui échappent aux stéréotypes visuels, qui existent avec conviction et qui sont réellement habités, utilisés, parcourus par les personnages. Ce ressenti est accentué par la mise en couleurs sophistiquée, sans être clinquante. March utilise des couleurs un peu délavées, avec un premier effet d'ambiance, grâce à une teinte majoritaire par séquence, un rose tirant sur le violet pour le spectacle dans la boîte de nuit, une teinte jaune entre beurre frais et topaze pour la loge de Jude, un gris bleuté pour le premier essai de film avec Pakap Salem, un jaune plus vif pour la boîte très spéciale The Butcher. Il utilise également les couleurs pour faire ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, et pour apporter des textures aux tissus ou aux surfaces. Le lecteur apprécie aussi la manière dont les couleurs l'informent sur la qualité de l'éclairage naturel ou artificiel, la chaude lumière en terrasse, ou la lumière très cru du restaurant dans lequel Jude fait la connaissance d'Hue Songh, le père de Sina.

Guillem March apporte le même soin pour camper les personnages. Il leur attribue des silhouettes athlétiques sans être celles de culturistes, avec des visages facilement mémorisables, sans être exagérés. Le lecteur peut percevoir l'état d'esprit de chaque protagoniste dans son visage et sa posture. L'artiste s'investit tout autant dans les tenues vestimentaires : les robes de Sina Songh, les toilettes élégantes de Megan, les tenues décontractées de Jude, les fringues gothiques de The Strange, le costume strict d'Owen Di. Au travers des dessins, le lecteur plonge donc un monde riche, lui permettant de s'immerger dans ces milieux, ces endroits allant de boîte de nuit, en plage tranquille, en passant par un superbe appartement sur un bateau. Ces endroits présentent une telle consistance que le lecteur finit par se demander où ils se situent, comment Jude peut avoir une petite maison sur la plage, en étant aussi proche de Broadway. Il accepte de supposer que les séquences sont distantes de plusieurs heures, et que les auteurs n'ont pas souhaité consacrer des cases à expliquer les déplacements.


Dès la première séquence, le scénario montre explicitement que Jude est un travailleur du sexe, et que ce métier joue un rôle essentiel dans l'intrigue, et ne se résume pas à une simple excuse pour montrer des corps dénudés. Du coup, les auteurs ont dû faire des choix quant à la représentation de cette nudité. Ils ont choisi une forme de compromis, avec une nudité frontale (et dorsale aussi), montrant les fesses et les torses nus, mais pas les organes sexuels masculins ou féminins situés au niveau du pelvis. Il y a également des relations sexuelles, mais sans gros plans de pénétration. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut en être déçu, ou au contraire estimer que cela est déjà trop. Néanmoins ce choix fait sens dans l'histoire. Guillem March et Jean Dufaux font en sorte de ne pas stigmatiser ce métier, de ne pas être dans le registre de la pornographie, de rester dans une forme d'érotisme qui n'est pas racoleur. Ainsi la narration n'a rien de sordide, mais n'édulcore pas non plus la nature du métier de Jude. Il y a 3 scènes de relations sexuelles explicites, permettant d'admirer la musculature de Jude, et la poitrine de sa partenaire.

Le lecteur s'immerge donc totalement dans l'historie grâce à des planches superbes, denses et gracieuses, à la séduction palpable. Il découvre un récit basé sur un mystère. Quelle est cette mystérieuse organisation Invisible Art Production ? Quel est son but ou son objectif ? D'où proviennent ces fonds conséquents ? Il n'y a pas de réponse dans ce tome. Jean Dufaux met en place les différentes phases d'initiation de Jude, avec un soupçon de surnaturel, et une touche d'horreur. Là encore le lecteur prend les choses comme elles viennent, sans trop savoir comment se positionner. Le portrait psychologique de Jude reste superficiel, et celui de Megan encore plus. Le scénariste s'amuse avec quelques thèmes comme le pouvoir de l'argent (le comportement de Sina Songh, ou celui de son père), l'attrait d'un milieu sulfureux (le monde des travailleurs du sexe). Il pimente son récit d'un peu de violence (la ratonnade d'Ona, les méthodes de gangster d'Hue Songh), et de surnaturelle (les capacités de The Strange, peut-être un succube). À la fin, la situation de Jude a avancé, sans qu'il ait commencé à travailler pour IAP. Le lecteur comprend également que la mission de Megan vis-à-vis de lui est arrivée à son terme. Et c'est tout.


Effectivement s'il s'en tient à l'intrigue, le lecteur se retrouve un peu déçu par une narration visuelle magnifique, mais une histoire qui n'aboutit pas vraiment. Il y a bien eu une ou deux références culturelles comme à Mad Men, à Kiera Knghtley, ou aux 4 réalisateurs borgnes (John Ford, Fritz Lang, Raoul Walsh, André de Toth). Il jette alors un dernier coup d'œil au titre : le rêve. Effectivement, Megan promet le rêve de la célébrité à Jude, mais sans que le récit n'aille jusqu'à sa concrétisation dans ce tome. Le lecteur voit aussi qu'il y a quelques commentaires sur la nature du désir, assouvi ou inassouvi, sur le désir physique qui rend les hommes idiots. Au fil des pages, son esprit à également enregistré quelques phrases qui sonnent comme des observations sur la nature de la vie. Les personnages évoquent en passant que connaître l'envers du décor est toujours intéressant, que la valeur de chaque individu est estimée comme s'il était un produit, que les plus forts finissent toujours par se heurter à plus forts qu'eux, que tout se résume à une transaction monétaire. Sous réserve d'être sensible à cette fibre, le lecteur découvre alors une interrogation sur le sens de la vie, sur ce que l'individu doit sacrifier pour essayer de réaliser ses rêves, sur l'obligation de devoir se vendre comme un produit. Sous des dehors de récit facile et joli, il apparaît une vision noire de la vie et de ses nécessités.


Ce premier tome tient ses promesses d'une histoire mettant en scène un professionnel du sexe, dans la recherche de l'atteinte de son rêve. Guillem March réalise des planches somptueuses et fluides, emmenant le lecteur dans le monde de Jude et de Megan. Jean Dufaux donne l'impression de dérouler un mystère s'apparentant à un artifice bien pratique, avec des personnages un peu superficiels, le tout saupoudré d'un peu de violence, de sexe et de surnaturel pour faire bonne mesure. La fin donne l'impression d'avoir lu un chapitre qui ne se suffit pas à lui-même. Mais sous les apparences, les auteurs évoquent la condition humaine, dans sa noirceur et son désir sans espoir d'être un jour assouvi.

mercredi 30 mai 2018

What's new pussycat?

Même les français ont leur limite.

Ce tome fait suite à Love is in the air (2015) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il est initialement paru en 2017, réalisé par les mêmes créateurs : Gihef pour le scénario, Antonio Lapone pour les dessins, l'encrage et la mise en couleurs, avec l'aide d'Anne-Claire Thibaut-Jouvray pour les couleurs.

C'est l'automne à New York, au début des années 1960. Un jeune moineau se laisse porter par le vent au milieu des feuilles, alors que le texte évoque un passager du vent. À peine posé, l'oiseau se fait croquer par un chat, celui de Bebe Oaks. Pendant ce temps-là, le texte évoque le fait qu'on ne connaît jamais vraiment son voisin, pendant qu'un individu s'introduit dans l'appartement des Oaks (Bebe & Norman) et s'empare du rasoir sur le lavabo alors que Norman est sous la douche. Après une grosse frayeur, Bebe intervient dans la salle de bains pour expliquer ce qui se passe. L'intrus est en fait son frère Kip Newman qui vient loger chez eux pour garder l'appartement et s'occuper du chat pendant que Bebe & Norman Oaks convolent en justes noces à Marrakech. Norman ne fait pas entièrement confiance à Kip qui a l'air un peu irresponsable, mais il se laisse convaincre par Bebe… après avoir vérifié que l'assurance de l'appartement est bien payée, et ce qu'elle couvre.

Le lendemain, l'artiste (peintre et sculpteur) Cole Slowe rentre de faire ses courses, quand il est pris pour cible par Bucky Macalistair qui le vise avec des bombes à eau depuis l'un des étages de l'immeuble. Il se réfugie dans la librairie en entresol où il se retrouve face à une charmante jeune femme vêtue d'une robe violette et d'un bibi assorti. Slowe fait tout pour lui répondre évasivement, et ressortir rapidement, en vérifiant que le garnement n'est plus à la fenêtre. En sortant il tombe nez à nez avec un galeriste qui insiste pour exposer ses œuvres. Cole Slowe y est farouchement opposé, refusant que ces œuvres d'art deviennent l'objet d'une spéculation déconnectée de leur sens ou de leur valeur artistique. Il rentre chez, dans son appartement situé dans le même immeuble que celui des Oaks. Toujours dans le même immeuble, madame Budington, la concierge, reçoit son fils Quincy, inspecteur de police, qui lui parle du monte-en-l'air Pussycat, spécialisé dans le vol d'œuvre d'art qui sévit en ce moment même à New York, après avoir écumé plusieurs pays d'Europe.


Le premier tome mettait en scène le couple de Bebe et Norman Oaks, dans une évocation très réussie de Diamants sur canapé (1961) réalisé par Blake Edwards. Pour ce deuxième tome, Gihef utilise un dispositif élégant de situer l'action dans le même immeuble, mais avec d'autres occupants, ce qui établit un lien avec le premier tome, tout en évitant la répétition. Il fait apparaître la plupart des personnages apparus dans le premier tome : Bebe & Norman Oaks, Mme Senzapresky, Bucky Macalistair et sa mère Dora, ainsi que l'artiste au comportement un peu rustre Cole Slowe. Cette histoire commence comme une comédie romantique, Cole Slowe faisant inopinément la rencontre d'une belle et mystérieuse jeune femme (la comtesse Sophie St-Cyr). Elle se poursuit avec les convictions artistiques de Slowe, qui le mettent en opposition avec les marchands d'art, car il ne veut pas que ses œuvres soient livrées en pâture à la spéculation du capitalisme.

Dès la première page, le lecteur retrouve les caractéristiques graphiques des dessins d'Antonio Lapone, si délicieusement rétro et évocatrices des courants artistiques de l'époque. Il observe la même attention portée aux décors. Le cahier graphique en fin d'album permet de constater que l'artiste a effectué des recherches de référence pour recréer ce quartier de New York (Greenwich Village) de manière authentique, sur la base de photographies. Le lecteur peut se projeter dans les rues et observer les façades, et en apprécier la véracité historique pour une forme de tourisme dans ces années-là. Il en va de même pour les différents intérieurs, que ce soit les appartements, ou le théâtre café en entresol, dans lequel des amis présentent Sophie St-Cyr à Slowe à son grand dam. Au fil des séquences, le lecteur peut apprécier les motifs imprimés sur le rideau de douche de la salle de bains des époux Oaks, le rangement des livres dans la librairie en entresol, les sculptures dans l'atelier de Slowe, puis dans l'exposition dans la galerie, ou encore la présentation du kiosque du marchand de journaux sur le trottoir. Malgré tout, il constate que ce deuxième tome se concentre moins sur les décors.


Le lecteur retrouve également l'attention que porte le dessinateur aux tenues des personnages masculins et féminins, avec une mention spéciale pour Sophie St-Cyr. Les hommes portent aussi bien l'immuable costard-cravate (avec la coupe particulière de l'époque), que l'uniforme (pour le laitier), ou des tenues plus décontractées, en particulier dans les milieux de l'art, le béret et la pipe sont de rigueur, ainsi que le pullover avec col roulé. Il ne manque que le pantalon en velours. Toutefois la vedette en termes de mode est tenue par les femmes et plus particulièrement par Lucy St-Cyr. Le lecteur guette chacune de ses apparitions pour mieux savourer sa toilette à chaque fois différente. Il entrevoit sa robe violette et son petit bibi dans la librairie en entresol. Il voit sa robe rose et blanche pour effet de contraste éblouissant dans le demi-pénombre du théâtre-café. Il apprécie sa petite robe noire & banche, avec damier quand elle rend visite à Cole Slowe dans son atelier. Il observe la délicate décoration osciller sur son petit béret lors du vernissage. Il est totalement conquis par les motifs évoquant un tableau de Mondrian lors de son retour chez Cole Slowe. Antonio Lapone joue totalement le jeu de la séduction. Dans le même temps, il a conservé sa façon très personnelle de représenter la morphologie humaine avec des (petits) nez pointus, des coudes très anguleux, des tailles de guêpe impossible pour les femmes (sauf pour madame Senzaperski), un menton carré pour l'inspecteur de police, ou même des gros nez pour le marchand d'art Wilhem Weilburg, ou pour l'artiste qui présente Sophie St-Cyr à Slowe.

Rapidement le lecteur se rend compte que la mise en page oscille entre 2 partie pris, très différents en fonction du type de séquence. Lorsque les personnages commencent à discuter, le nombre de cases montent vite au-dessus de 10 par page, pouvant atteindre jusqu'à 20 cases dans une seule page. L'artiste va alors soit se focaliser sur les visages des personnages, soit sur leurs gestes pour accentuer l'expression de leurs émotions de leur état d'esprit. Le lecteur ressent alors une forme de frustration de voir ainsi les images se limiter à une petite portion des personnages, ne laissant pas de place pour les décors faute d'une assez grande surface, ne permettant pas au dessinateur d'intégrer les accessoires attestant de l'époque. Il constate que Lapone n'excelle pas dans la caricature des expressions des visages. Il sait leur donner vie, mais ils restent un peu convenus, trop dérivatifs, trop dans l'hommage aux dessins animés de l'époque. Les dessins ne perdent pas en caractère mais le découpage se fait tassé, et les plans de prise de vue manquent de souffle et d'entrain.


Puis il y a l'autre type de page, quand les dessins portent la narration et qu'il n'y a que très peu de texte. C'est le cas de la page d'ouverture où la composition de la page est plus vivante, entraînant le mouvement de l'œil du lecteur d'un plan d'ensemble au fil de petites cases (au nombre de 10). Le lecteur retrouve le même phénomène dans les pages consacrées à Cole Slowe évitant les bombes à eau sur le trottoir, et encore un peu plus loin quand Pussycat commet son larcin et s'enfuit sur les toits de New York. Dans ces moments-là, Antonio Lapone se réapproprie complètement la narration avec un découpage vivant, inventif, et bien dosé. Le lecteur retrouve alors tout le plaisir de lecture du premier tome. Ce qui fait la différence entre les 2 tomes est que Gihef a pris le parti de ne pas refaire une comédie trop similaire.

Le titre de cette bande dessinée évoque le film Quoi de neuf Pussycat ? (1965) de Peter O'Toole. Mais la présente histoire s'inscrit autant dans le genre de la comédie que dans celui du policier. Finalement la personnalité de Cole Slowe reste cantonnée à un trait de caractère principal et il en va ainsi des autres personnages secondaires. Le récit se focalise plus sur l'histoire personnelle de Sophie St-Cyr. Son parcours est révélé progressivement, par couche, comme les peaux d'un oignon. Dans ces moments-là, le scénariste privilégie effectivement l'intrigue à la comédie sentimentale, avec des explications pouvant s'étaler sur 2 pages d'affilée. Antonio Lapone fait preuve de ressources pour ne pas aligner les têtes en train de parler, mais sans parvenir à maintenir un rythme visuel entraînant. Les révélations à tiroir permettent à l'histoire de s'élever au-dessus de l'enfilade d'explications prévisibles. Mais à la suite du premier tome, le lecteur espérait retrouver le charme de la comédie sentimentale, pas forcément très intéressé par une histoire de cambriolage qui prend le dessus sur les personnages. Le lecteur sort également une fois de la narration quand il découvre le terme de négativisme passif-agressif qui ressemble fort à un concept plus à la mode dans la deuxième moitié des années 2010, que dans les années 1960.


Le tome se termine avec 10 dessins en pleine page, dans lesquels Sophie St-Clair arbore une robe différente, sur un fond noir. Puis viennent 10 pages de crayonnés, montrant des planches à des stades différents de réalisation. La dernière page de BD laisse supposer qu'il pourrait y avoir encore un tome avec le retour d'un autre habitant de l'immeuble, le père de Bucky Macalistair, mais la réalisation d'un troisième album n'a rien d'une certitude.


D'un côté, le lecteur a pris plaisir à retrouver certains des personnages dans Greenwich Village au début des années 1960, avec une comédie sentimentale à la trajectoire bien balisée, mais différente de celle du premier tome. Il apprécie également de retrouver l'ambiance de ce quartier idéalisée par les dessins mode d'Antonio Lapone qui ont conservé tout leur charme. D'un autre côté, il regrette que l'intrigue prenne le pas sur la comédie, et que les pages de dialogues perdent en légèreté du fait de plans de prise de vue dépourvus d'inspiration.


mardi 29 mai 2018

Animal lecteur - tome 2 - Il sort quand ?

Les auteurs, ça doit vivre en liberté, sinon ça n'a plus de goût.

Il s'agit du deuxième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il n'est donc pas de besoin d'avoir lu le premier tome avant celui-ci, mais ce serait dommage de s'en priver. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2011, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 92 strips.

Le personnage récurrent de ces strips est le Libraire. Son nom est prononcé par un animateur de débats télévisés : Bernard Doux, libraire à BD Boutik. Il travaille souvent seul, parfois avec un employé ou avec un stagiaire. Il reçoit régulièrement de nouveaux arrivages, et il doit gérer le retour des invendus. Bien sûr il voit défiler différents types de lecteurs, pas forcément assez à son goût, mais parfois trop d'un certain type. Il arrive que certains gags ne le mettent pas en scène, avec uniquement un lecteur, ou 2 en train de se parler, parfois un père et un fils, une femme et son mari, ou même 2 inconnus. C'est le cas du premier gag où un lecteur évoque l'année 1959, avec la première apparition des Schtroumpfs, d'Astérix, de Boule & Bill, et son chien évoque un autre événement de la même année.

Les gags sont bien sûr orientés sur la lecture et sur le métier de libraire. Cela commence par le titre qui évoque l'attente insupportable au lecteur qui guette la sortie du prochain album de sa série favorite, ou de son auteur préféré. Le lecteur peut également y voir un double sens : tous les gens de l'autre côté de la vitrine se demandant quand le libraire va oser sortir à l'extérieur et qu'il sera à leur merci. Dans les différents gags, Bernard Doux doit souvent renseigner des lecteurs un peu perdus, essayer lui-même de se retrouver dans le classement thématique de plus en plus pointu, supporter les récriminations des clients s'adressant directement à lui, ou se parlant entre eux du bon vieux temps. Il y a plusieurs scènes d'extérieur (en tout cas extérieures à la boutique) que ce soit juste devant, ou dans un parc, dans une chambre, sur un plateau de télévision, et même à la plage.


Libon dessine des personnages caricaturaux, aux expressions exagérées pour mieux faire passer leur état d'esprit et donner plus de force à leurs ressentis, à leurs émotions. Ils ont des gros yeux, des gros nez, des morphologies un peu exagérées et des bouches beaucoup trop grandes pouvant s'ouvrir sur presque toute la largeur de la tête. La dentition est très approximative. Cette approche sert très bien un propos comique. Le lecteur tombe d'ailleurs sur un gag en page 22 qui évoque cette approche graphique. Un monsieur expose ses réflexions sur les dénominations BD réaliste / BD humoristique. Il explique comment tout est enjolivé et idéalisé dans les BD réalistes, et comment la caricature croque les individus de manière juste et expressive dans les BD humoristiques, celles-ci contenant une part plus réaliste que les autres. L'analyse du trait de Libon est toute entière synthétisée dans ces 5 cases. Cela rappelle Pierre Desproges effectuant un résumé de son spectacle au début pour que les critiques le prennent en note pour écrire leur papier, et ne soient pas obligés de rester plus longtemps pour voir le spectacle.

Il y a une dizaine de gags qui reposent essentiellement sur la narration visuelle, soit sans aucun phylactère, soit uniquement pour la chute. Le lecteur peut alors apprécier l'art de l'économie de l'artiste qui raconte une histoire en peu de cases et peu de traits, tout en sachant construire une histoire avec une chute comique. La majeure partie des gags se déroule sous la forme d'une discussion ou d'un monologue. Quelques-uns mélangent des éléments visuels tels que les gestes ou les actions des personnages avec leurs paroles pour arriver à la chute. Les strips comprennent en majorité 5 cases les unes au-dessus des autres. Sur les 92 gags contenus dans ce tome, il y en a aussi une partie qui est découpée en 4 cases.


Une quarantaine des strips se déroulent à l'intérieur de BD Boutik, le reste soit à l'extérieur, soit à des endroits variés. À chaque fois, Libon sait faire comprendre où se trouvent les personnages en un minimum de traits, sans qu'il n'y ait d'incompréhension possible. L'artiste représente souvent les individus en plan poitrine, en train de papoter entre eux. La tenue vestimentaire n'est que très vaguement esquissée : t-shirt, chemise, polo. L'accent est mis sur l'expression de leur visage, exagérée pour mieux faire passer l'émotion. S'il est un peu lent, il lui faut attendre de passer la page 22 pour que le lecteur comprenne le fonctionnement visuel des gags. Il peut alors observer que l'analyse effectuée en page 22 s'applique bien aux dessins de Libon et que ses dessins montrent l'état d'esprit du personnage en train de parler, ainsi que de celui qui l'écoute le cas échant. Les réactions peuvent à de rares reprises s'avérer trop exagérées, mais le reste du temps elles donnent vie au dialogue, elles font apparaître le ressenti des interlocuteurs. Elles suggèrent les intonations de leur phrase. Sergio Salma n'est pas toujours très prévenant avec son artiste, surtout quand il conçoit un gag où il n'y a qu'un seul personnage qui s'adresse au lecteur face caméra. Certes, il y a moins d'éléments à représenter pour Libon, mais c'est aussi plus difficile de rendre ce genre planche visuellement intéressante. La narration visuelle est donc entièrement inféodée à mettre le gag en images, débarrassée de tout enjolivement visuel.

Dans le premier tome, le lecteur a remarqué qu'une partie de l'humour repose sur la fréquentation d'une librairie, et les habitudes qui y sont associées, et une autre partie sur des blagues référentielles au monde la bande dessinée. Bien sûr il retrouve quelques gags sur des thèmes présents dans le premier tome, que ce soit la surproduction, le flux incessant de BD, ou la place grandissante des mangas dans les rayonnages. Mais Sergio Salma sait se renouveler dans ces thèmes avec des gags qui en abordent un autre aspect. En ce qui concerne les mangas, il évoque les habitudes de lecture des japonais, n'hésitant pas à jeter un manga après l'avoir lu, ou leur regard sur la BD franco-belge pour une inversion des stéréotypes, ou encore le libraire qui se résigne à accorder plus de place aux mangas parce que ça lui assure un meilleur chiffre de vente. Le lecteur perçoit bien que l'auteur cherche d'autres angles d'attaque pour ces thèmes, et en même temps ces nouveaux points de vue dressent un panorama plus complet, en confrontant des perceptions et des a priori des différentes parties intéressées, et pas uniquement du libraire ou du vieux lecteur de BD franco-belge.


Le scénariste fait également régulièrement référence à des éléments culturels de la BD franco-belge, généralement facilement intelligibles pour un lecteur de BD. Il cite régulièrement le nom de Raoul Cauvin, considéré comme un des scénaristes les plus prolifiques de la bande dessinée franco-belge, sans le déprécier ou le tourner en dérision. Certains interlocuteurs citent leurs œuvres favorites, soit sur le thème de C'était mieux avant, soit sur celui des vraies Œuvres de BD, par comparaison à la production industrielle de masse. Il est également régulièrement question de la bande dessinée en tant qu'industrie, en particulier le volume de production (environ 5.000 BD / an) qui fait que les libraires n'arrivent pas toujours à se souvenir de tout, mais aussi qu'il s'agit d'une industrie de flux, et de la spécialisation incroyable et toujours plus pointue des séries, pourquoi pas sur les podologues spécialistes du pied gauche (non, ça n'existe pas). Cela amène à des réflexions sur les lecteurs considérés comme des moutons, et sur la BD artisanale ou produite dans des conditions dignes pour les auteurs. Il est bien sûr également question des lecteurs, que ce soit leur incroyable naïveté (celui qui cherche une BD dont il ne se souvient ni du titre, ni de l'auteur, ni l'histoire), des habitudes des collectionneurs (soit désabusés, soit accros à la nouveauté). Sergio Salma se montre un fin observateur des habitudes des lecteurs, sachant monter en épingle leurs travers, sans pour autant les déconsidérer. Au détour d'un gag le lecteur peut également percevoir son réel amour pour ce média : par exemple avec un interlocuteur soulignant que dans une bibliothèque remplie de BD, il est vraisemblable que son propriétaire les ait toutes lues, ce qui n'est pas forcément le cas dans une bibliothèque remplie de romans.


Ce deuxième tome de la série se révèle aussi drôle que le premier. Libon sait insuffler de la vie à tous les gags, même les moins visuels, dans lesquels il n'y a qu'une seule personne en train de parler, s'adressant directement au lecteur. Sergio Salma sait se renouveler, aussi bien pour les thèmes déjà abordés dans le premier tome, que dans de nouveaux. L'amour de la BD transpire dans chaque gag ; les auteurs savent de quoi ils parlent et ils s'amusent à en parler avec dérision mais sans méchanceté.


lundi 28 mai 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 3 - Les requins. Les connaître pour les comprendre

Les requins ont tellement à nous apprendre.

Il s'agit d'une bande dessinée de 68 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Bernard Séret, dessinée et mise en couleurs par Julien Solé. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un solide avant-propos de David Vandermeulen de 7 pages, plus un quart de page de notes. Il commence par citer les statistiques du nombre de morts dues aux requins (une dizaine par an) et de celles imputables aux chiens (de l'ordre de 25.000 par an). Il retrace ensuite les principales attaques répertoriées qui ont donné lieu à un large battage médiatique : les attaques du New Jersey en 1916, les rescapés du USS Indianapolis en 1945, le film Le monde du silence (1954) du commandant Jacques-Yves Cousteau (1910-1997). Il indique que le coup de grâce a été porté par le roman de Peter Benchley paru en 1974, bestseller (7,6 millions d'exemplaires dans monde) porté à l'écran en 1975 par Steven Spielberg : Les dents de la mer. Il conclut sur le fait qu'il est indispensable de pouvoir apprendre à les connaître, en dépassant cette image de tueur d'hommes.


La bande dessinée commence au muséum national d'histoire naturelle, au Jardin des Plantes à Paris. Bernard Séret évoque l'inventaire des espèces de requins, son incomplétude, et sa progression de 16% dans les 15 dernières années. Il continue ensuite en répondant à la question de savoir ce qu'est un requin, sur la base d'une comparaison de ses points communs et de ses différences d'avec un poisson ordinaire. Il expose ensuite l'état des connaissances sur l'origine des requins. Il passe en revue la diversité des espèces de requins, ainsi que les endroits où ils vivent, leurs modalités de reproduction, leur âge et leur croissance, ce qu'ils mangent, leurs comportements, les relations hommes / requins, et pour finir la conservation et la protection des requins.

Dans son avant-propos, David Vandermeulen évoque la naissance et la propagation de la mauvaise réputation des requins. Une fois n'est pas coutume, il n'anticipe pas sur ce que va raconter l'auteur, mais il développe une autre facette de la fascination pour ces saigneurs des océans. Le lecteur peut ainsi (re)découvrir la manière dont les requins ont acquis cette image catastrophique, entérinée par le film de Steve Spielberg. La présentation est claire et didactique, et le lecteur en garde un sourire du fait de la comparaison avec la réputation du meilleur ami de l'homme, et le nombre de victimes des chiens. Le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre concernant la bande dessinée. Il peut commencer par se demander qui est Bernard Séret. La quatrième de couverture explique qu'il est un requinologue de réputation mondiale, biologiste marin au Muséum d'histoire naturelle ainsi qu'à l'institut de Recherche pour le Développement. Il dispose de sa propre page wikipedia, et il a participé à l'écriture de plusieurs livres de présentation et de vulgarisation sur les requins. Avec ces informations en tête, le lecteur se dit qu'il est légitime que l'auteur se mette en scène pour présenter son exposé. Il est vrai aussi qu'il n'y a pas énormément de possibilité pour mettre en images un exposé de vulgarisation.


Au bout de quelques pages, le lecteur a bien constaté que les phylactères d'exposition sont copieux, mais également que l'auteur a choisi de chapitrer son ouvrage en 10 parties, ce qui en rend la lecture plus digeste. Comme dans les autres volumes de la collection, le lecteur doit avoir à l'esprit qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage pour spécialiste, ce qui ne signifie pas non plus qu'il s'agit d'un ouvrage superficiel. Dans le premier chapitre, le biologiste marin présente les spécificités du requin par rapport à celle des poissons. Il évoque bien sûr ses dents et leur renouvellement, mais aussi la nature de sa peau qui n'est pas recouverte d'écailles. Dans le deuxième chapitre, il explique en quoi le fait que le requin soit ancien ne signifie pas qu'il s'agit d'un animal primitif. Dans le troisième chapitre, Bernard Séret présente un peu plus de 16 espèces différentes dont 4 découvertes ou plutôt décrites par ses soins. En se renseignant sur ses travaux, le lecteur découvre que ce biologiste marin est le descripteur de 63 nouvelles espèces. Selon toute vraisemblance, le lecteur novice découvre au moins 2 ou 3 espèces qu'il ne connaissait pas.

Ces premiers chapitres convainquent le lecteur, si besoin était, que l'auteur sait de quoi il parle. Il en a la confirmation éclatante, avec le chapitre sur la reproduction dans lequel l'auteur expose comment les requins se répartissent entre ovipares et vivipares, avec des particularités très étonnantes pour certaines espèces, comme certains embryons se nourrissant même d'autres embryons comme le requin-taureau (cannibalisme intra-utérin), ou des sacs vitellins se transformant en véritable placenta, permettant à la mère de nourrir ses petits. Le lecteur a du mal à se remettre de de la description de l'accouplement des requins, avec le mâle s'agrippant à la femelle en la mordant et en introduisant un de ses ptérygopodes dans son cloaque. Sans surprise, la narration repose fortement sur l'exposé magistral de Bernard Séret, et Julien Solé est cantonné au rôle d'illustrer ce discours de son mieux. Cet artiste était alors surtout connu pour ses ouvrages pour Fluide Glacial, humoristique : Cosmik Roger et La bureautique des sentiments. Pour cet ouvrage, il s'en tient à des dessins dans un registre descriptif, plutôt réalistes, même si l'avatar de Bernard Séret est un peu caricaturé pour lui donner plus de vie.


Illustrer un ouvrage vulgarisateur sans fiction constitue un réel défi, puisqu'à de rares exceptions près, le dessinateur hérite d'un texte déjà bouclé, sans beaucoup de réflexion pour sa dimension visuelle. Les séquences mettant en scène Bernard Séret se décomposent en 2 groupes, celles où il est en train de se déplacer ou de manipuler un objet, et celles où seule sa tête apparaît avec des phylactères. Dans le premier groupe, le lecteur peut apprécier les dessins à la fois précis et lâches, descriptifs, sans être photoréalistes pour ne pas alourdir la narration visuelle. Il comprend que l'auteur doit avoir donné de vagues indications sur ses gestes quand il manipule de gros tubes transparents contenant des spécimens, ou quand il se déplace devant le Muséum d'Histoire Naturelle. Dans le deuxième cas, il s'agit bien évidemment d'illustrer les propos avec soit des races de requins diverses, soit avec leur comportement. Le lecteur peut alors regretter que les dessins ne se rangent pas plus dans le domaine descriptif, avec des détails plus photoréalistes. Mais le recours aux dessins permet également des mises en scène qui auraient difficiles à réaliser avec des photographies, et certainement plus coûteuses. Ils permettent aussi plus facilement de mettre en avant un ou plusieurs détails souhaités par l'auteur.

À la lecture, le lecteur aurait effectivement pu attendre des dessins plus détaillés lors de la présentation des différentes espèces de requins, même si l'artiste réussit à bien montrer les différences morphologiques et les spécificités en particulier de peau. En contrepartie, l'efficacité des dessins apparaît pleinement dans le chapitre 4 consacré à la manière dont les requins se reproduisent, pour pouvoir montrer les morsures, les ptérygopodes, et plus loin les différentes manières dont les œufs sont protégés. En comparant ces pages à leur alternative (des photographiques, avec des schémas techniques explicatifs), le lecteur prend mieux conscience de la vie apportée par les dessins. Il en va de même dans le chapitre 8 consacré au comportement des requins. À nouveau les dessins permettent de décomposer ces mouvements, sans tomber dans les schémas techniques, plus arides.


Comme tous les autres tomes de la collection, cet ouvrage remplit son objectif de vulgarisation avec précision, et sans rester dans le domaine des lieux communs ou des généralités. Il ne fait aucun doute que Bernard Séret est une autorité dans ce domaine et que son exposé est fiable. Julien Solé utilise un mode graphique qui donne vie à l'exposé, et qui tire profit des spécificités de la bande dessinée, aussi bien pour décrire que pour rendre les visuels vivants. En fonction des passages, le lecteur éprouve plus ou moins fortement la sensation de suivre un exposé magistral, un cours assez formel. Bernard Séret a compensé cette impression en découpant son intervention en courts chapitres, ce qui donne plus de rythme à la lecture. Julien Solé a fait en sorte de varier la mise en scène de manière également à introduire de la variété visuelle. Malgré tout, du fait du format un peu tassé de l'ouvrage, le lecteur ne retrouve pas toujours le plaisir de lecture très particulier généré par une bande dessinée.


dimanche 27 mai 2018

Leçon de choses

Mais pas de gypaètes barbus


Ce tome contient une histoire complète de 78 planches en couleurs. Il a été réalisé par Grégory Mardon (scénario, dessins et couleurs) et est paru la première fois en 2006. Il a bénéficié d'une réédition en 2011. Il a été intégré dans une cycle baptisé L'extravagante comédie du quotidien qui comprend 3 autres albums : Les poils (2011), C'est comment qu'on freine ? (2011), Le dernier homme (2012). Il s'agit de la cinquième bande dessinée réalisée par Grégory Mardon.

Jean-Pierre Martin est un enfant qui est en classe de CE1, dans un petit village rural. En tant que parigot, il se fait souvent traiter de tête de veau, mais il côtoie aussi les différents animaux de la ferme comme les vaches, les chiens, les chats, les poules, les lapins, les rats, les canards, les perdrix, mais par les gypaètes barbus. Il a un bon copain qui s'appelle Cyril, et il aide avec lui aux travaux de la ferme, dans celle des Gérard. Parfois, il leur faut s'acquitter d'une tâche pas très bien définie comme tuer un chaton parce que la portée était trop nombreuse. À l'école, toutes les classes sont réunies dans une seule salle, du CP au CM2, sous l'égide d'un maître sévère mais juste. C'est également lui qui distribue les bons points, les petites images (= 10 bons points) et les grandes images (= 40 bons points), et qui dirige l'étude. À la fin d l'étude, les enfants rentrent tout seuls chez eux Jean-Pierre ayant quelques rues à faire tout seul dans le noir, et devant passer devant le terrible calvaire, avec son Christ en croix.

À la maison, il retrouve sa maman, son père ne revenant que tard du travail. Il a le temps de regarder un peu la télévision (un documentaire animalier) avant d'aller prendre son bain, de manger, et de réviser ses leçons. Il lui arrive ensuite de regarder la télé avec sa mère en attendant le retour de son père et d'aller se coucher. Le week-end il voit passer les hommes qui s'entraînent au vélo, et il va faire office d'enfant de chœur pour la messe. Il peut assister aux combats de coqs quand il y en a d'organisés et même aux jeux d'argents dans la grange du cafetier Ulysse. L'après-midi, il joue à ses jeux dans sa chambre. Il va se promener tout seul dans la campagne en s'imaginant l'existence de bêtes sauvages, mais aussi de personnages fantastiques.


La couverture annonce la couleur : suivre la vie d'un jeune garçon à la campagne. Grégory Mardon lui donne rapidement une personnalité, à la fois issue de son histoire personnelle (il vient de la ville), à la fois de sa situation familiale (une mère présente, un père absent) et de son amitié avec Cyril. Dans les premières pages, le lecteur a du mal à s'impliquer fortement pour ce personnage. Il le voit faire des choses très banales, et les cellules de texte sont rédigées comme s'il les avait écrites, dans un style très simple et direct, premier degré. En outre les dessins ont un air naïf un peu simpliste, ce qui ajoute encore à l'impression infantile. Pourtant dès la page 5 (la troisième page de bande dessinée), il apparaît également une forme d'ironie dans les propos de l'enfant, involontaire de sa part, mais faite sciemment par l'auteur. Jean-Pierre évoque les animaux qu'il croise, et les dessins montrent la réalité prosaïque : les vaches sont frappées à la badine pour avancer, le chien est retenu par une chaîne pour éviter qu'il agresse tout ce qui passe, le chat est noyé dans le puits, les poules sont tuées et vidées, le lapin est éventré la tête en bas, les rats sont empoisonnés par un raticide, les canards ont la tête coupée et les perdrix sont abattues par les chasseurs. Si l'histoire est racontée du point de vue d'un enfant de 7 ans, la réalité n'est pas édulcorée pour autant. Du coup, le lecteur comprend que l'auteur s'adresse bien aux adultes.

Le lecteur qui a vécu dans les années 1970 ou dans un village rural retrouve tout de suite les petits détails de la vie quotidienne. Même si elles sont dessinées de manière épurées, les tenues vestimentaires font authentiques, à commencer par les patchs sur les genoux des pantalons et aux coudes des pullovers. Le salon de la maison des Martin contient des chaises dont le modèle atteste de l'époque, ainsi que la forme de leur téléviseur, sans télécommande qui plus est. Lors du long dimanche d'après-midi, page 33, le circuit électrique de petites voitures rappellera bien des souvenirs à ceux qui y ont joué. Impossible aussi d'avoir oublié le papier tue-mouche qui apparaît dans une case muette de la page 66, ou les terribles Gauloises sans filtre de la page 77. Finalement, c'est bien volontiers que le lecteur se laisse emmener dans ce coin de France d'une autre époque, par un garçon gentil, avec une façon de penser et d'envisager de son âge, tout en étant dépourvu de niaiserie ou de condescendance. Jean-Pierre n'est pas parfait. Il n'hésite pas à essayer de tuer le chaton pour obéir à la consigne de la fermière et pour être à la hauteur de ce que fait son ami Cyril. Il est un bon élève, mais pas un élève modèle. Il mange une hostie piquée dans la réserve avant l'arrivée du curé, pour la messe. Il essaye de fumer. Il commet même une bêtise ayant des conséquences graves.


Très rapidement, le lecteur se laisse également séduire par la capacité de l'auteur à le ramener dans l'enfance. Gréogry Mardon transcrit avec une rare sensibilité la manière dont les enfants rapprochent et associent des éléments hétéroclites, établissant un lien qui leur semble plus que logique, car il relève de l'évidence. Jean-Pierre ressent bien qu'avoir tué le chaton constitue un acte signifiant. La nuit même, son inconscient fait ressortir la dimension transgressive de l'acte au travers d'un rêve terrifiant. Lorsqu'il rentre de l'école à la nuit tombée, tous les sens du garçon sont aux aguets et il projette des fantasmagories sur ce qu'il ne peut appréhender clairement. Par exemple, il éprouve la sensation très réelle qu'il est capable de voir des gouttes de sang couler sur le front du Christ du calvaire, à partir des pointes de sa couronne d'épine transperçant la peau du front. Ces projections peuvent également revêtir une forme consciente, par exemple lorsqu'il se promène dans les champs et qu'il imagine que les vaches sont de dangereux minotaures, ou qu'un ver de terre dans une flaque d'eau peut être perçu comme le monstre du Loch Ness dans son lac. L'auteur utilise avec une rare pertinence cette spécificité des la bande dessinée qui permet d'établir ainsi des rapprochements entre ce qu'observe l'enfant et ce qu'il y projette, ce qu'il imagine.

Au premier abord, le lecteur adulte peut ressentir une forme déception vis-à-vis de dessins un peu trop naïfs. Dans un premier temps, il constate rapidement que si les formes semblent simplifiées, la densité d'information dans chaque page s'avère élevée. Avec la page 3, il fait l'expérience de la maîtrise du média par Grégory Mardon quand les images donnent un autre sens au gentil texte sur les animaux présents dans le village. Avec la page 13, il découvre une autre facette du savoir-faire de l'auteur avec une planche de 12 cases de la même taille, dépourvue de texte, reconstituant avec une verve étonnante une journée en école primaire. 3 pages plus loin, il y a à nouveau 3 pages sans texte lorsque Jean-Pierre rentre chez lui de nuit, et le lecteur sent l'inquiétude monter en lui, au fur et à mesure que le garçon s'imagine des monstres et des horreurs tapies dans les ténèbres. Le lecteur sourit en voyant une double page dessinée à la manière des comics de romance, occupant la moitié de la page 23. Il y a ainsi 21 pages dépourvues de texte et quelques autres avec uniquement un phylactère, ou un cartouche de texte.


Grégory Mardon fait preuve d'encore plus de fluidité dans des pages muettes, en particulier les pages 52 et 66. Dans ces 2 pages il accole des vignettes de paysage ou de détail d'un décor, à nouveau sans texte, et dans la deuxième sans personnage, sauf dans la dernière case. La page 52 évoque l'arrivée du printemps au travers du temps changeant et les changements survenant dans les activités de tous les jours. La page 66 montre l'arrivée de l'été et de la chaleur. Le lecteur ressent les sensations de Jean-Pierre observant chacun de ces détails, du vol d'hirondelles, au chien tirant la langue dans l'ombre de sa niche, en passant par le bourdonnement des insectes sous les frondaisons de la forêt. L'auteur fait passer au lecteur les sensations de cet été à la campagne, au travers d'impressions aussi fugaces que significatives. La dernière page est également muette et elle est d'une force peu commune dans sa couleur, dans les décors géométriques, et dans l'absence de personnages, donc de vie.

Éventuellement, avec le recul donné par les années, le lecteur peut trouver que la narration ne transcrit pas la forme de vie très égocentrée des enfants et leur dépendance vis-à-vis des adultes. Mais ce n'est pas le propos de l'auteur, et cela ne diminue en rien la qualité de sa reconstitution de l'enfance, des impressions qui y sont associées et de l'acuité des enfants à percevoir ce qui se passe sous leurs yeux. En particulier, Jean-Pierre se montre des plus perspicaces pour comprendre le comportement de ses parents, et pour en percevoir le sens, en l'exprimant à sa manière, avec les éléments de langage à sa disposition en fonction de son expérience de vie à son âge.

Grégory Mardon réussit un incroyable numéro d'équilibriste avec cette bande dessinée. Il ramène le lecteur à la vie de l'enfant, sans niaiserie ni sentimentalisme, en lui faisant percevoir la réalité comme Jean-Pierre, tout en lui montrant ce qui se passe de manière à ce qu'il puisse le comprendre avec ses yeux d'adulte. Dans un premier temps, les dessins semblent un peu trop naïfs et simplifiés pour un adulte, mais rapidement, leur charme opère au point que le lecteur se retrouve complètement immergé dans cette vie d'enfant insouciante, sans être dépourvue de drame. S'il souhaite y prêter attention, il se rend compte que de nombreuses pages racontent bien plus que l'histoire, faisant passer les émotions et les ressentis, avec une sensibilité d'une rare justesse.


samedi 26 mai 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 17 - Internet. Au-delà du virtuel

Qu'est-ce qu'il fait là John Travolta ?

Il s'agit d'une bande dessinée de 84 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2017, écrite par Jean-Noël Lafargue, dessinée et mise en couleurs par Mathieu Burniat. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un copieux avant-propos de David Vandermeulen de 9 pages, plus une demi-page de notes. Il commence par évoquer la tempête solaire du 28 août 1859 qui avait occasionné le dysfonctionnement de la majeure partie du réseau télégraphique mondial. Il développe ensuite l'impact qu'aurait une tempête solaire de la même magnitude sur le réseau de la toile de nos jours. Il évoque ensuite la fragilité du réseau internet à certains endroits du globe, lorsqu'il y a destruction physique d'un simple câble. Il revient en 1995 pour les balbutiements du déploiement d'internet en France, passe au bug de l'an 2000, au sort de quelques start-ups informatiques, certaines mal calibrées, d'autres en avance sur leur temps. Il termine avec le développement des bulles idéologiques, facilité par Facebook, les fermes à clic, et les micro-travailleurs.

La bande dessinée commence en évoquant madame Hayastan Shakarian (environ 75 ans) dans l'Ossétie du Sud, en Géorgie, près de Tbilissi en 2011. Avec sa pioche et sa cariole, elle se rend dans un coin à l'écart dans les montagnes, afin de déterrer des câbles en cuivre pour les revendre. Pas de chance, avec sa bêche, elle sectionne la fibre optique qui assure la liaison internet pour toute l'Arménie. La fibre prend vie sous ses yeux et propose de lui faire découvrir ce qu'est Internet. Il commence par évoquer l'un des besoins de l'humanité : communiquer, y compris sur de grandes distances, y compris à de nombreuses personnes en même temps. Il part des signaux de fumée pour arriver rapidement à Internet et son ossature TCP/IP, telle que définie par Bob Khan et Vint Cerf. Durant ces 84 pages, les auteurs vont aborder des aspects très variés d'internet, des différentes phases de sa construction, aux réseaux sociaux, en passant par le contrôle de l'information ou le Point Godwin.


Dans son avant-propos, David Vandermeulen passe en revue l'histoire d'internet, mais avec un autre point de vue que celui de la bande dessinée. Il commence par rappeler la fragilité des réseaux technologiques construits par les hommes face aux phénomènes naturels, en l'occurrence une tempête solaire. Il expose ensuite la fragilité de certains points physiques du réseau du fait d'un maillage dépendant de câbles qui n'ont rien de virtuel. Enfin, il revient sur l'apparition d'Internet en France, depuis la présentation des autoroutes de l'information en 1995 au journal télévisé, jusqu'à l'utilisation des données personnelles des internautes à leur insu, en passant par les annuaires papiers des adresses de sites internet, et la prolifération des start-ups informatiques au début des années 2000. Le jeune lecteur découvre des faits qui lui semblent dater de la préhistoire (ou au moins du siècle dernier). Le lecteur qui a vécu ces années se rappelle de ces phases hésitantes avant l'avènement d'Internet à l'échelle planétaire.

Jean-Noël Lafargue est déjà l'auteur qui a écrit le premier tome de cette collection : La petite Bédéthèque des Savoirs, tome 1 - L'intelligence artificielle. Fantasmes et réalités., mis en images par Marion Montaigne. Mathieu Burniat a illustré Le mystère du monde quantique de Thibault Damour. Comme les autres tomes de cette collection, cet ouvrage s'adresse à des lecteurs curieux sur le sujet, sans être déjà des spécialistes. Il s'agit bien d'une vulgarisation qui souhaite passer en revue plusieurs facettes du thème abordé. En outre, il ne s'agit pas d'une fiction. Le scénariste a choisi de présenter son exposé sous la forme d'un dialogue entre Hayastan Shakarian et cette fibre optique incarnée. La première joue le rôle de candide, et ses questions peuvent également servir de transition entre 2 développements.

Malgré la pagination significative et la densité des informations, les auteurs ne peuvent pas passer en revue tous les aspects d'Internet. En particulier si le lecteur s'est déjà demandé comment Google peut fournir un milliard de réponses à sa requête en moins d'une seconde, ou comment fait Facebook pour lui proposer des amis avec une pertinence relevant du surnaturel, ou encore comment Amazon fait varier ses prix, il en ressortira frustré. D'un autre côté, le titre ne promet pas un décorticage des algorithmes, mais une vision globale d'internet. Par contre, il retrace rapidement son historique, en évoquant l'ossature TCP/IP de manière imagée, la différence entre le Web et Internet, le rôle de la DARPA et du CERN, ainsi qu'une partie de la technologie afférente qui a été déposée dans le domaine public.


Jean-Noël Lafargue s'attache donc à évoquer le plus possible d'aspects d'Internet, ce qui l'oblige à être à chaque fois concis, ce qui peut s'avérer frustrant pour le lecteur. En fonction de ses inclinations, il aurait peut-être aimé en savoir plus sur le volet économique et social des micro-travailleurs, sur le mode de fonctionnement du Darknet, sur les conséquences psychologiques de la mise à disposition de la pornographie à des adolescents de plus en plus jeunes, sur la constitution de communautés virtuelles avec des idéologies nauséabondes, etc. Il doit alors se souvenir qu'il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation et qu'il peut ensuite se diriger vers des ouvrages spécialisés sur l'un ou l'autre de ces thèmes. Par contre la force de cet ouvrage est de passer en revue chacune de ces notions pour fournir un point de départ au lecteur, avec les informations de base. En prenant un peu de recul, il s'aperçoit également que l'auteur montre régulièrement que tout n'est pas noir & blanc. Il évoque la manière dont Microsoft a tenté de s'approprier le Web au début de la création des navigateurs, ou comment Google adapte ses algorithmes aux exigences légales des états. Il évoque la manière dont Internet permet un accès illimité à la connaissance, mais aussi comment Google, Facebook et Microsoft rendent possible une forme de censure a priori, et non plus a posteriori.

Le principe de réaliser un ouvrage didactique sans recourir à la fiction constitue un défi artistique difficile à relever en bande dessinée. Pour son précédent ouvrage sur l'intelligence artificielle, Jean-Noël Lafargue bénéficiait de la verve de Marion Montaigne, auteure à part entière. Ici, il bénéficie du savoir-faire de Mathieu Burniat, mais qui reste dans une fonction d'illustrateur, sans ajouter au texte de l'auteur. Le lecteur apprécie tout de suite son trait caricatural pour les visages, ce qui les rend très expressifs, et sa capacité à représenter des individus réels comme Bill Gates ou Edward Snowden. Le choix de faire s'incarner une candide et un sachant impulse une dynamique visuelle qui permet de montrer le cheminement de l'exposé sous la forme du déplacement des personnages. Après avoir fait connaissance de madame Hayastan Shakarian, le lecteur apprécie de pouvoir voir d'anciens systèmes de communication tel que le télégraphe optique des frères Chappe, ou un vieux modèle de Modem.


Régulièrement les dessins de Mathieu Burniat permettent de voir ce dont parle l'auteur de manière explicite : les petits wagonnets et le monorail pour l'ossature TCP/IP, les différentes couches Internet / fournisseurs d'accès / protocole Web / fournisseur d'accès / moteur de recherche, les plug-ins (comme Java, Futur Splash, Quicktime, Silverlight), le calcul distribué, les différences de retour à une question en fonction de la localisation géographique de l'utilisateur, le mème de John Travolta, les exemples de Net Art, ou encore le collectif Anonymous. Il faut un peu de recul pour se rendre compte de ce qu'apportent les dessins, au-delà du principe de base que le lecteur n'aurait pas lu un tel ouvrage sans image. 9 fois sur 10, l'artiste est en phase avec Lafargue pour apporter des informations visuelles de type descriptif soulageant ainsi le texte, et accompagnant son rythme, tout en densifiant le flux d'informations. Il n'y a qu'à 2 reprises que son savoir-faire semble pris en défaut (pages 58 & 62) où il ne représente que madame Hayastan Shakarian en train de se déplacer. Si le lecteur y prête attention, il voit aussi que Burniat ajoute quelques éléments humoristiques, par exemple lorsque le câble s'enroule autour de la taille d'Hayastan Shakarian, sous la forme d'une bouée.


Sous réserve de garder à l'esprit qu'il s'agit d'une entreprise de vulgarisation, le lecteur bénéficie d'un tour d'horizon très large, même s'il reste incomplet, dépassant les simples lieux communs, avec une forte densité d'informations, rendu digeste par une mise en scène plus sophistiquée qu'il n'y paraît. Il suffit de considérer l'interaction entre le dialogue et ce que montrent les images, pour se rendre compte de leur complémentarité et du travail préparatoire que cela a dû demander.


vendredi 25 mai 2018

Claudia - Tome 01: La Porte des enfers

Trop, c'est trop ?

Ce tome est le premier d'une série. Il est initialement paru en 2004, publié par les éditions Nickel. Il a bénéficié d'une réédition en 2017 par les éditions Glénat. L'histoire a été écrite par Pat Mills, dessinée, encrée et mise en couleurs par Franck Tacito. Cette série est dérivée de la série Requiem d'Olivier Ledroit & Pat Mills. Ce tome peut se lire sans avoir lu la série Requiem.

En 2002, à Gippeswick en Angleterre, Claudia Blackwell vient de décéder d'une combustion spontanée, dans son lit. Le jour même, sa fille Carly Blackwell revient de sa séance de jogging avec Jim son amoureux. En entrant elle annonce à tue-tête à sa mère la bonne nouvelle : il l'a demandée en mariage. Tout en se déshabillant pour prendre sa douche, elle passe devant la chambre de sa mère et découvre son cadavre. Peu de temps après ses funérailles sont organisées par le Colonel qui y a invité les amis de sa mère, à savoir Gaspard (le fils du colonel), Docteur McShane, Sir Cecil Molson, Lord Victor Bradley, les Hamilton-Marshal. Le corps de Claudia Blackwell est incinéré et les invités chantent un bien étrange hymne à Pan.

L'âme de la défunte quitte son corps et traverse des flammes qu'elle se promet de dévorer, plutôt que de sa faire dévorer par elles. Son âme arrive sur la planète Résurrection où le temps s'écoule à rebours, et Claudia Blackwell y est réincarnée en vampire, du rang Nosferatu. En avançant elle découvre une voiture abandonnée des années 1950, avec une valise. Elle s'habille avec les vêtements féminins qu'elle y trouve et prend le volant. Elle arrive dans une ville appelée Rossville au milieu de laquelle s'est écrasée une énorme navette spatiale. Tous les habitants sont des zombies américains réactionnaires. Ça tombe bien : elle n'a pas peur des zombies. Ces derniers s'attaquent aux extraterrestres humanoïdes qui étaient présents dans la soucoupe, puis décident de s'en prendre à elle du fait son apparence différente.


Difficile de ne pas avoir l'œil attiré par la couverture outrageante réalisée par Olivier Ledroit, avec cette femme à la plastique généreuse, habillée (ou plutôt déshabillée) en dominatrice, avec un costume aussi baroque que révélateur, aussi flamboyant que gothique, aussi fantaisiste qu'impossible à porter. En découvrant ce tome, soit le lecteur sait qu'il s'agit d'une série dérivée (lecteur de type A comme affranchi) de Requiem, chevalier vampire (série débutée en 2002), soit il l'ignore (lecteur de type N, comme novice). Dans ce deuxième cas, il part avec un petit handicap, car Pat Mills n'est pas le genre de scénariste à se répéter. Malgré tout, il découvre une histoire linéaire, assez facile à suivre, même si le mode de fonctionnement de Résurrection n'est pas très détaillé. Il suit donc une femme (ou plutôt son âme) qui arrive dans une sorte d'enfer, pour entamer sa nouvelle vie. Le récit commence par un phénomène surnaturel, qui est celui de la combustion spontanée. Il introduit, le temps de 3 pages, les relations de la défunte, visiblement issues d'une secte sataniste. Puis on passe sur la Lune pour l'accueil de Claudia, sa formation pour devenir une Nosferatu, son retour sur Résurrection pour une séance de shopping démoniaque, suivi par une agression sur sa personne.

Le lecteur de passage a de quoi s'interroger sur ce qu'il est en train de lire. Le scénariste donne l'impression de se taper un gros délire, avec un enthousiasme communicatif, qui n'a d'égal que le mauvais goût de chaque séquence, de chaque invention. Si l'on passe outre le comportement dérangeant des invités à la crémation, il n'est pas possible d'ignorer les cadavres mutilés et torturés du passage en enfer de Claudia, les propos xénophobes et bas du front des zombies de Rossville, le signe $ sur le vaisseau qui emmène Claudia sur la face cachée de la Lune, les tortures infligées à Claudia en guise d'initiation et de formation, ou encore sa plastique avantageusement mise en avant par un bustier au décolleté plongeant, et un pantalon très moulant. Quel que soit le type de lecteur A ou N), il est forcément un peu déçu par la différence de rendu entre la couverture et les pages intérieures. Franck Tacito est un dessinateur français (et scénariste) qui avait déjà plusieurs séries à son actif quand il a dessiné la présente série, dont 666 avec une scénario de François Froideval, Deadhunter et Magika.


Cet artiste réalise des planches moins sophistiquées que celles d'Olivier Ledroit, en utilisant des traits encrés pour détourer les formes. Les apparences des personnages permettent de tous les distinguer facilement, même si les visages manquent parfois un peu de précision dans les traits, et de nuances dans les expressions. Les 5 pages se déroulant sur Terre montrent déjà des exagérations dans certaines morphologies et l'artiste se lâche encore un peu plus pour celles des êtres qui peuplent Résurrection. En fonction de son humeur, le lecteur peut y voir un manque de maîtrise de l'anatomie sur Terre, ou une licence artistique sur Résurrection pour rendre compte des caractéristiques surnaturelles de ces individus. Le fait que Franck Tacito utilise un trait fin d'épaisseur uniforme pour détourer chaque élément ajoute un peu à l'impression d'amateurisme du rendu global. Cependant, le lecteur constate rapidement que cet artiste ne ménage pas sa peine. Du coup qu'il soit de type A ou N, il se rend compte que chaque case et chaque planche offre une forte densité d'informations visuelles. À l'évidence, Tacito ne peint pas comme Olivier Ledroit, n'a pas la même vision des personnages et des environnements, mais pourtant l'esprit de la démesure et la tonalité pince-sans-rire de la série Requiem sont bien présents.

La première richesse qui saute aux yeux du lecteur réside dans la mise en couleurs. Celle-ci mêle un rendu de type aquarelle, avec des incrustations à l'infographie, et des effets spéciaux également à l'infographie. Tacito utilise la mise en couleurs de manière naturaliste, pour rendre compte des teintes de chaque surface, mais également pour installer une ambiance, en privilégiant une teinte dans certaines séquences (comme le rouge pour une ambiance enflammée), pour souligner le relief des surfaces et parfois pour rendre compte de la texture d'un matériau. Les capacités de l'infographie lui permettent d'incruster des pentagrammes en fond ou en surimpression, ou d'ajouter des flammes plus vraies que nature. La deuxième richesse qui apparaît relève des décors. Dans la série mère Requiem, les personnages évoluent dans des environnements monumentaux qui tendent à les dominer. Dès le début, le lecteur peut être impressionné par la vision de la demeure de Claudia Blackwell, du terrain qui l'entoure. Par la suite, il tombe en arrêt devant la vision de la porte des Enfers, des arc-boutants de la demeure de c aussi gigantesques que gothiques, de la gare routière de Résurrection, de l'incroyable verrière du grand magasin Herods, ou encore la scène de présentation des modèles des modèles de chair fraîche.


Tout aussi important, Franck Tacito ne rechigne jamais à représenter les éléments les plus immondes du récit, que ce soit une éventration, une mutilation, ou un personnage grotesque ayant l'apparence d'un pénis avec ses testicules. Le lecteur peut trouver que ce dernier constitue une provocation gratuite et puérile, mais l'artiste réussit à rendre le concept visuellement viable. Certes Franck Tacito n'est pas Olivier Ledroit et l'apparence de ses dessins peuvent ne pas être du goût de tout le monde, mais il met du cœur à l'ouvrage et fait en sorte que les éléments les plus grotesques fonctionnent avec les autres. Effectivement Pat Mills s'en donne lui aussi à cœur joie dans la provocation facile, et dans l'humour régressif qui tâche, que ce soit ce menu à base de partie charnue et sexualisée de l'anatomie féminine, le bakchich pour passer la douane, ou encore le chauffeur de bus qui conduit sans les yeux, les magasins Herdos (parodie de Harods) spécialisés en cercueils et en sang frais, ou cette ville de Rossville (clin d'œil à Roswell) dont les habitants ont réapparu en zombies, et vu ce qu'ils semblent avoir été, il se pourrait que ce soit un progrès.

Dès la couverture, le lecteur peut aussi s'offusquer de cette femme, réduisant son corps à un objet et la réduisant à sa fonction sexuelle. De surcroît, le scénariste en rajoute une couche avec Carly Blackwell, une oie blanche incapable de capter les sous-entendus des amis de sa mère, ou encore Dame Claudia dont le premier souhait, une fois arrivée sur Résurrection, est de se lancer dans du shopping. Il y a également quelques dessins d'elle dénudée qui vont dans le sens de l'objetisation. Si le lecteur est pinailleur, il peut se dire que seul le corps de Claudia Demona (une fois qu'elle est transformée en Nosferatu) est dénudé, et pas celui de Claudia Blackwell, donc ce n'est pas une femme humaine qui devient un objet de concupiscence. Dans le même temps le lecteur novice peut aussi remarquer que Pat Mills utilise la farce grotesque pour insérer quelques commentaires sociaux, que ce soit les idées réactionnaires des zombies de l'Amérique profonde, ou la permanence du capitalisme avec le symbole du dollar. Mais les gros lourds du combat final (Monsieur Martini, Grozny Pork, E. Rectum, Conn O'Sewer, Lice, Apollo Sex, Drago, le Clown) le ramènent à nouveau à la femme réduite au statut d'objet du désir, comme si cette dimension prenait à nouveau le dessus sur l'intrigue, que ce soit l'existence du Pèlerin (un individu qui assassine les Nosferatu), ou l'obligation de Claudia de parvenir à revenir sur Terre pour offrir sa fille en sacrifice afin de sauver son âme à elle.


Le lecteur affranchi peut se dit alors que cette série dérivée peut se concevoir comme le pendant féminin de la série Requiem, et Dame Claudia Demona est le pendant féminin d'Heinrich Augsburg. Dès le départ, l'auteur indique que Claudia Blackwell a mené une vie dissolue, vouée à la souffrance d'autrui dans des rituels démoniaques. De ce point de vue, elle est alors confrontée aux conséquences de ses actes. Ce qui différencie ce récit d'autres de même nature (en plus de l'humour parfois sophistiqué comme la blague sur le recyclage des emballages, parfois très vulgaire), c'est que Claudia ne change pas de personnalité en passant d'un monde à l'autre. Elle continue de se voir en conquérante, et certainement pas en victime. Elle continue à utiliser sa force et ses pouvoirs. Sire Cryptus lui a fait tatouer des runes de puissance et introduire des talismans de protection sa peau. Elle dispose donc de tous les pouvoirs d'une Nosferatu, et elle est restée aussi libre, indépendante et conquérante, imposant sa volonté aux autres par la force. À plusieurs reprises, le lecteur peut constater que c'est une garce confirmée, ne serait-ce que dans sa manière raffinée d'asticoter le vendeur de cercueils.


La couverture donne un bon aperçu de la dimension gothique du récit, mais aussi de sa volonté de choquer le bourgeois (et les autres), de refuser la tiédeur du politiquement correct, fusse par des blagues graveleuses et faciles. Franck Tacito n'est pas Olivier Ledroit et son dessin manque peut-être d'assurance par endroit, mais il s'implique totalement pour rendre compte de la démesure de Résurrection et de ses habitants, et il y parvient. Pat Mills écrit toujours sans concession pour les transitions ou le bon goût, mais toujours avec une fibre sociale et humaniste bien construite. 4 étoiles en tant que série dérivée de Requiem, si on la mesure à l'aune de l'originale. 5 étoiles si on l'accepte pour ce qu'elle est, avec ses défauts, et son ambition.